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Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d’un monde. Washington est descendu dans la tombe[461] avant qu’un peu de bruit se soit attaché à mes pas; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité; mon nom n’est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire: heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi! je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie: il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.

* * *

Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des États-Unis et l’empereur des Français se présente naturellement à mon esprit; d’autant mieux qu’au moment où je trace ces lignes, Washington lui-même n’est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s’arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon[462]; moi je m’arrête au début de ma course dans la Pensylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J’aurais pu ne m’occuper d’eux qu’à l’époque où je rencontrai Napoléon; mais si je venais à toucher ma tombe avant d’avoir atteint dans ma chronique l’année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j’aurais à dire des deux mandataires de la Providence? Je me souviens de Castelnau: ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. À la dernière page du livre VIIe, il dit à son fils: «Je traiterai de ce fait au VIIIe livre,» et le VIIIe livre des Mémoires de Castelnau n’existe pas: cela m’avertit de profiter de la vie[463].

Washington n’appartient pas, comme Bonaparte, à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne; il n’est point placé sur un vaste théâtre; il n’est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou: il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d’Arbelle et de Pharsale; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d’autres avec leurs débris; il ne fait point dire aux rois à sa porte:

Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie[464].

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington; il agit avec lenteur; on dirait qu’il se sent chargé de la liberté de l’avenir et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce: ce sont celles de son pays; il ne se permet pas de jouer de ce qui ne lui appartient pas; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir! Cherchez les bois où brilla l’épée de Washington: qu’y trouvez-vous? Des tombeaux? Non; un monde! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

* * *

Bonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain: il combat avec fracas sur une vieille terre; il ne veut créer que sa renommée; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera vite; il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire; mais en écrasant l’anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres: Washington élève une nation à l’indépendance; magistrat en repos, il s’endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance: empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Il expire: cette nouvelle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n’arrête ni n’étonne le passant: qu’avaient à pleurer les citoyens?

La république de Washington subsiste; l’empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie; nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Washington a été le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque; il a secondé, au lieu de le contrarier, le mouvement des esprits; il a voulu ce qu’il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé: de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cette homme qui frappe peu, parce qu’il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays: sa gloire est le patrimoine de la civilisation; sa renommée s’élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd’hui le rang occupé par lui, s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avait d’héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire!

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains; son génie appartenait à l’âge moderne: son ambition était des vieux jours; il ne s’aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d’un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l’avenir, tantôt il reculait vers le passé; et, soit qu’il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu’un moyen de puissance; aucune sympathie ne s’établit entre leur bonheur et le sien: il avait promis de les délivrer, il les enchaîna; il s’isola d’eux, ils s’éloignèrent de lui. Les rois d’Égypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles; ces grands tombeaux s’élèvent comme l’éternité dans la solitude: Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.

* * *

J’étais impatient de continuer mon voyage. Ce n’étaient pas les Américains que j’étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d’accord avec l’ordre habituel de mes idées; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n’avais rien de préparé que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest, on ignorait si l’Amérique septentrionale s’étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d’Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearn avait découvert la mer à l’embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich[465].

Sur la côte de l’océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l’Amérique septentrionale; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu’on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie n’était qu’une chaîne d’îles extrêmement serrées. L’amirauté d’Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n’avait point encore fait son second voyage.

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[461]

Washington est mort le 9 décembre 1799.

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[462]

Ercilla Y Zuniga (Don Alonso de), célèbre poète espagnol (1533–1595). À vingt ans, il fit partie sur sa demande, de l’expédition envoyée pour étouffer la révolte des Araucans dans le Chili. Il y trouva le sujet de son poème: l’Araucanie (la Araucana), qu’il dédia à Philippe II et qui parut en trois parties (1569–1578–1589).

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[463]

Michel de Castelnau (1520–1572) a été cinq fois ambassadeur en Angleterre, sous les règnes de Charles IX et de Henri III. Ses Mémoires vont de 1559 à 1570.

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[464]

C’est le second vers de l’Attila de Corneille (Acte I, scène I):

Ils ne sont pas venus, nos deux rois; qu’on leur die Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie.
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[465]

Latitude et longitude reconnues aujourd’hui trop fortes de 4 degrés ¼. (Note de Genève, 1832.) Ch.