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Hélas! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière! tout à coup je vins m’énaser contre un hangar. Sous ce hangar s’offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j’aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c’était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d’ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau[470], pendant la guerre d’Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d’enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s’étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours: «Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses.» Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers; en effet, je n’ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l’instrument fatal; il criait aux Iroquois: À vos places! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons[471].

N’était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l’ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois? J’avais grande envie de rire, mais j’étais cruellement humilié.

* * *

J’achetai des Indiens un habillement complet: deux peaux d’ours, l’une pour demi-toge, l’autre pour lit. Je joignis à mon nouvel accoutrement la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; je portais la barbe longue: j’avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m’invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou.

Cette race d’animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarquâmes avant le jour pour remonter une rivière sortant du bois où l’on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens: une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flotille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontrâmes pas le carcajou; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil lorsqu’ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant, comme chacun le sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain que le rat se change en caille, la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment notre table. On accoutume les chiens à plonger; quand ils ne vont pas à la chasse, ils vont à la pêche: ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu’au fond de l’eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions servait aux femmes pour les apprêts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l’abri de la fumée, dont le nuage flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement de la piqûre des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies: diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.

* * *

M. Violet m’offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d’une des six nations iroquoises. J’arrivai d’abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp: une rivière sortait du lac; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l’un de l’autre, deux piquets fourchus; nous suspendîmes horizontalement dans l’endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l’autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d’oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp: ils ne s’en éloignèrent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivaquais dans les sables du désert du Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l’Arabie, avaient l’air d’écouter les contes du scheick, et de prendre part à l’histoire d’Antar et du cheval de Job[472].

Il n’était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j’allai flâner dans les environs. Il y avait peu d’oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels; à la couleur du mâle, je reconnus le passereau blanc, passer nivalis des ornithologistes. J’entendis aussi l’orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l’exclamateur m’avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses; à mi-côte s’élevait une méchante cabane; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J’aime les petits abris: «A chico pajarillo chico nidillo, à petit oiseau, petit nid.» Je m’assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j’entendis des voix dans le vallon: trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s’avança vers l’animal effrayé et l’appelait. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l’Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis la rampe de la côte, traversai le vallon et, montant la colline parallèle, j’arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu’on m’avait appris: «Siegoh! Je suis venu!» l’Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d’usage: «Vous êtes venu», ne répondit rien. Alors je caressai la vache: le visage jaune et attristé de l’Indien ne laissa paraître des signes d’attendrissement. J’étais ému de ces mystérieuses relations de l’infortune: il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n’ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s’avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j’avais épuisé mon indien: «Elle est bien maigre!» L’Indienne repartit en mauvais anglais: «Elle mange fort peu, she eats very little. – On l’a chassée rudement», repris-je. Et la femme répondit: «Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both.» Je repris: «Cette prairie n’est donc pas à vous?» Elle répondit: «Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n’ai point d’enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie.»

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[470]

J.-B. Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau, né le 1er juillet 1725. En 1780, il fut envoyé en Amérique, avec 6,000 hommes, au secours des Insurgents, et contribua puissamment à leurs succès. Nommé maréchal de France en 1791, puis investi, la même année, du commandement de l’armée du Nord, il tenta vainement d’y rétablir la discipline et donna sa démission au mois de mai 1792. Il mourut le 10 mai 1807.

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[471]

Cette jolie page sur M. Violet, maître de danse chez les Iroquois, avait déjà paru dans l’Itinéraire, tome II, p 201. En arrivant à Tunis, le 18 janvier 1807, Chateaubriand tomba au milieu d’un bal donné par le consul de France, M. Devoise. «Le caractère national, dit-il, ne peut s’effacer. Nos marins disent que, dans les colonies nouvelles, les Espagnols commencent par bâtir une église, les Anglais une taverne, et les Français un fort; et j’ajoute une salle de bal. Je me trouvais en Amérique, sur la frontière du pays des sauvages: j’appris qu’à la première journée je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arrivé chez les Cayougas, tribu qui faisait partie de la nation des Iroquois, mon guide me conduisit dans une forêt. Au milieu de cette forêt on voyait une espèce de grange; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages, hommes et femmes…» Vient alors le récit du bal, avec la peinture de M. Violet, en veste de droguet et en habit vert-pomme. Chateaubriand avait écrit là une page de ses Mémoires; force lui était bien de la reprendre pour la remettre ici à sa vraie place.

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[472]

Il y a encore là un souvenir de l’Itinéraire, souvenir qui se rapporte à la page suivante: «Tout ce qu’on dit de la passion des Arabes pour les contes est vrai, et j’en vais citer un exemple: pendant la nuit que nous venions de passer sur la grève de la mer Morte, nos Bethléémites étaient assis autour de leur bûcher, leurs fusils couchés à terre à leurs côtés, les chevaux attachés à des piquets, formant un second cercle en dehors. Après avoir bu le café et parlé beaucoup ensemble, ces Arabes tombèrent dans le silence, à l’exception du scheick. Je voyais à la lueur du feu ses gestes expressifs, sa barbe noire, ses dents blanches, les diverses formes qu’il donnait à son vêtement en continuant son récit. Ses compagnons l’écoutaient dans une attention profonde, tous penchés en avant, le visage sur la flamme, tantôt poussant un cri d’admiration, tantôt répétant avec emphase les gestes du conteur; quelques têtes de chevaux qui s’avançaient au dessus de la troupe, et qui se dessinaient dans l’ombre, achevaient de donner à ce tableau le caractère le plus pittoresque, surtout lorsqu’on y joignait un coin du paysage de la mer Morte et des montagnes de Judée.» Itinéraire, Tome I, p. 336.