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J’étais reçu dans ces demeures, ouvrages d’un matin; j’y trouvais souvent une famille avec les élégances de l’Europe; des meubles d’acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d’un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paisiello[475], ou un cantabile de Cimarosa[476], le tout à la vue du désert, et quelquefois au murmure d’une cascade.

Dans les terrains les meilleurs s’établissaient des bourgades. La flèche d’un nouveau clocher s’élançait du sein d’une vieille forêt. Comme les mœurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n’y avait pas trace d’habitants, j’apercevais l’enseigne d’une auberge qui brandillait à une branche d’arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens se rencontraient à ces caravansérails: la première fois que je m’y reposai, je jurai que ce serait la dernière.

Il arriva qu’en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l’aspect d’un lit immense, bâti en rond autour d’un poteau: chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d’une roue ou les bâtons d’un éventail. Après quelque hésitation, je m’introduisis dans cette machine, parce que je n’y voyais personne. Je commençais à m’assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi; c’était la jambe de mon grand Hollandais; je n’ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautais dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J’allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune: cette compagne de la couche du voyageur n’avait rien du moins que d’agréable, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee, nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d’Indiens passa la rivière avec nous. Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l’air d’une caravane. C’est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d’une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée; de la flûte, une lyre; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice.

* * *

Nous avançâmes vers Niagara. Nous n’en étions plus qu’à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d’un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivaquer. Nous profitâmes de leur établissement: chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs.

La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c’est-à-dire entrecoupée par quelques mots de ma part, et par beaucoup de gestes; ensuite chacun s’endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j’allai m’asseoir à l’écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau.

La lune se montrait à la cime des arbres: une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astre solitaire gravit peu à peu dans le cieclass="underline" tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d’une chaîne de montagnes couronnées de neige. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C’est dans ces nuits que m’apparut une muse inconnue: je recueillis quelques-uns de ses accents; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s’armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant: les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche jusqu’à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêt.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d’arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d’envoyer le Hollandais au fort de Niagara chercher un permis afin d’entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le cœur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis: je le conserve encore; il est signé: le capitaine Gordon. N’est-il pas singulier que j’aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem? «Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre: le premier s’appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804.» (Itinéraire.[477])

Je restai deux jours dans le village indien, d’où j’écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s’occupaient de différents ouvrages; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d’un gros hêtre pourpre. L’herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d’un mouvement presque insensible; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient et s’ils n’avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues: il nous fallut autant d’heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. À six milles de distance, une colonne de vapeur m’indiquait déjà le lieu du déversoir. Le cœur me battait d’une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d’un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m’avançais incessamment, le guide me saisit par le bras: il m’arrêta au rez même de l’eau, qui passait avec la vélocité d’une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc; son silence avant sa chute faisait contraste avec le fracas de sa chute même. L’Écriture compare souvent un peuple aux grandes eaux; c’était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l’agonie, allait se précipiter dans l’abîme de l’éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j’avais une envie involontaire de m’y jeter. Tantôt je portais mes regards en amont, sur le rivage; tantôt en aval, sur l’île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

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[475]

Giovanni Paisiello (1741–1816). De ses compositions dramatiques qui sont au nombre de quatre-vingt-quatorze, plusieurs ont survécu. Les plus célèbres sont la Serva padrona, Nina o la pazza d’amore, la Molinara et Il re Teodoro.

«Le duo de Pandolfette, dit M. de Marcellus, était le morceau que M. de Chateaubriand demandait le plus souvent à mon piano; et, quand je le lui rappelais par quelques notes, il chantait lui-même volontiers Il tuo viso m’innamoraChateaubriand et son temps, p. 59.

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[476]

Domenico Cimarosa (1754–1801). Il a composé plus de 120 opéras. Il excellait surtout dans le genre bouffon. Son chef-d’œuvre, dans ce dernier genre est Il matrimonio segreto, représenté pour la première fois à Vienne en 1792.

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[477]

Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome II, p. 102.