Nous nous acheminâmes vers les pays connus alors sous le nom général des Florides, et où s’étendent aujourd’hui les États de l’Alabama, de la Géorgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions à peu près des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez à Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem: pays dans ce temps peu fréquenté et dont cependant Bartram avait exploré les lacs et les sites. Les planteurs de la Géorgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliés à l’infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j’ai fait reposer Atala et Chactas. Ils étendaient même leur course jusqu’à l’Ohio.
Nous étions poussés par un vent frais. L’Ohio, grossi de cent rivières, tantôt allait se perdre dans les lacs qui s’ouvraient devant nous, tantôt dans les bois. Des îles s’élevaient au milieu des lacs. Nous fîmes voile vers une des plus grandes: nous l’abordâmes à huit heures du matin.
Je traversai une prairie semée de jacobées à fleurs jaunes, d’alcées à panaches roses et d’obélarias dont l’aigrette est pourpre.
Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un désert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette île? Son nom, sa race, le temps de son passage? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il était caché existait ignoré des trois autres parties de la terre? Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit de quelques grandes nations tombées à leur tour dans le silence[487].
Des anfractuosités sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots à fleurs roses pendant au bout d’un pédoncule incliné d’un vert pâle. La tige et la fleur ont un arôme qui reste attaché aux doigts lorsqu’on touche à la plante. Le parfum qui survit à cette fleur est une image du souvenir d’une vie passée dans la solitude.
J’observai la nymphéa: elle se préparait à cacher son lis blanc dans l’onde, à la fin du jour; l’arbre triste, pour déclore le sien, n’attendait que la nuit: l’épouse se couche à l’heure où la courtisane se lève.
L’œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles blondes dentelées d’un vert noir, a d’autres mœurs et une autre destinée: sa fleur jaune commence à s’entr’ouvrir le soir, dans l’espace de temps que Vénus met à descendre sous l’horizon; elle continue de s’épanouir aux rayons des étoiles; l’aurore la trouve dans tout son éclat; vers la moitié du matin elle se fane; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l’Aurore; qu’importe alors la brièveté de la vie?
Un ruisseau s’enguirlandait de dionées; une multitude d’éphémères bourdonnaient alentour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d’éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études, j’étais souvent frappé de leur futilité. Quoi! la Révolution, qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m’inspirait rien de plus brave? Quoi! c’était pendant les heures du bouleversement de mon pays que je m’occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs? L’individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d’hommes sont indifférents à ces événements! De combien d’autres seront-ils ignorés! La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions; il meurt un homme par seconde; ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille ne se brise point, elle s’allonge: nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l’importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n’entendront jamais parler! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe! Plongeons-nous dans l’océan d’une félicité dont chaque minute s’écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés!
«Aucun jour n’a suivi la nuit, aucune nuit n’a été suivie de l’aurore, qui n’ait entendu des pleurs mêlés à des vagissements douloureux, compagnons de la mort et des noires funérailles.
Les sauvages de la Floride racontent qu’au milieu d’un lac est une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tenté maintes fois la conquête; mais cet Éden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimères qui se retirent devant nos désirs.
Cette contrée renfermait aussi une fontaine de Jouvence: qui voudrait revivre?
Peu s’en fallut que ces fables ne prissent à mes yeux une espèce de réalité. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous vîmes sortir d’une baie une flottille de canots, les uns à la rame, les autres à la voile. Ils abordèrent notre île. Ils formaient deux familles de Creeks, l’une siminole, l’autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Chérokis et des Bois-brûlés. Je fus frappé de l’élégance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien à ceux du Canada.
Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mères, leurs épouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Amérique.
Les Indiennes qui débarquèrent auprès de nous, issues d’un sang mêlé de chéroki et de castillan, avaient la taille élevée. Deux d’entre elles ressemblaient à des créoles de Saint-Domingue et de l’Île-de-France, mais jaunes et délicates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du côté paternel, m’ont servi de modèles, l’une pour Atala, l’autre pour Céluta: elles surpassaient seulement les portraits que j’en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n’ai pu rendre. Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombré que l’on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi cachés sous le voile de deux paupières satinées qui s’entr’ouvraient avec lenteur; enfin, dans la double séduction de l’Indienne et de l’Espagnole.
La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures; nos agents de traite commencèrent à s’enquérir des chevaux: il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras.
La plaine de notre camp était couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans: ces oiseaux marbraient de blanc, de noir et de rose le fond vert de la savane.
Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs: non des passions de rang, d’éducation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d’une forêt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creekes faisaient le fond des aventures: les Bois-brûlés jouaient le rôle principal dans ces romans. Une histoire était célèbre, celle d’un marchand d’eau-de-vie séduit et ruiné par une fille peinte (une courtisane). Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois[488]. Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola: leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des complaintes de Chimène.
[487]
Les ruines de Mitla et de Palenque au Mexique prouvent aujourd’hui que le Nouveau-Monde dispute d’antiquité avec l’Ancien. (Paris, note de 1834.) Ch.
[488]
Je l’ai donnée dans mes Voyages. (Note de Genève, 1832.) Ch. – Cette histoire de