Ainsi, ce n’est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l’on trouve en Amérique, c’est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société; c’est la littérature d’ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matérieclass="underline" Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l’Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur.
La poésie et l’imagination, partage d’un très petit nombre de désœuvrés, sont regardées aux États-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie: les Américains n’ont point eu d’enfance, ils n’ont point encore de vieillesse.
De ceci, il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d’en acquérir la connaissance, et qu’ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer: la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu’aux hommes de ces derniers temps; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la République ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l’Empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature; ils ont accompli en silence leur liberté.
Le discours d’adieu du général Washington au peuple des États-Unis pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l’antiquité:
«Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu’à quel point les principes que je viens de rappeler m’ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu’en repassant les actes de mon administration je n’aie connaissance d’aucune faute d’intention, j’ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement j’ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu’elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d’écarter ou de dissiper les maux qu’elles pourraient entraîner. J’emporterai aussi avec moi l’espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu’après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d’un mérite insuffisant tomberont dans l’oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos.»
Jefferson, dans son habitation de Monticello, écrit, après la mort de l’un de ses deux enfants:
La perte que j’ai éprouvée est réellement grande. D’autres peuvent perdre ce qu’ils ont en abondance; mais moi, de mon strict nécessaire, j’ai à déplorer la moitié. Le déclin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d’une vie humaine. Peut-être suis-je destiné à voir rompre ce dernier lien de l’affection d’un père!
La philosophie, rarement touchante, l’est ici au souverain degré. Et ce n’est pas là la douleur oiseuse d’un homme qui ne s’était mêlé de rien: Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l’indépendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d’une pierre, n’ayant pour épitaphe que ces mots: Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d’indépendance.[492]
Périclès et Démosthène avaient prononcé l’oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux: Brackenridge[493], en 1817, célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a fait naître un peuple.
On a une galerie nationale des portraits des Américains distingués, en quatre volumes in-octavo, et, ce qu’il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles: «Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan: il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d’aucune créature vivante. C’est là ce qui m’a appelé à la vengeance. Je l’ai cherchée; j’ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu’un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan? Personne.»
Sans aimer la nature, les Américains se sont appliqués à l’étude de l’histoire naturelle. Towsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l’Atlantique de l’océan Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say[494], voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l’entomologie américaine. Wilson[495], tisserand, devenu auteur, a laissé des peintures assez finies.
Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu’elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d’un quaker, Brown[496], est l’auteur de Wieland, lequel Wieland est la source et le modèle des romans de la nouvelle école. Contrairement à ses compatriotes, «j’aime mieux, assurait Brown, errer parmi les forêts que de battre le blé». Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a recommandé de tuer sa femme:
«Je t’ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu: c’est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager. – Wieland, ne suis-je pas ta femme? et tu veux me tuer; me tuer, moi, oh! non, oh! grâce! grâce! – Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours.»
Wieland étrangle sa femme et éprouve d’ineffables délices auprès du cadavre expiré. L’horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s’était formé à la lecture de Caleb Williams,[497] et il imitait dans Wieland une scène d’Othello.
À cette heure, les romanciers américains, Cooper[498], Washington Irving[499], sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l’Angleterre s’est créolisée, provincialisée, barbarisée, sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge; on a été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines.
Quant aux poètes américains, leur langage a de l’agrément, mais ils s’élèvent peu au-dessus de l’ordre commun. Cependant, l’Ode à la brise du soir, le Lever du soleil sur la montagne, le Torrent, et quelques autres poésies, méritent d’être parcourues. Halleck[500] a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce: «Ô Athènes! dit-il, c’est donc toi, reine solitaire, reine détrônée!….. Parthénon, roi des temples, tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dérober leurs prêtres et leurs dieux.»
Il me plaît, à moi, voyageur aux rivages de la Hellade et de l’Atlantide, d’entendre la voix indépendante d’une terre inconnue à l’antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde.
Mais l’Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement? Les États ne se diviseront-ils pas? Un député de la Virginie n’a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves, résultat du paganisme, contre un député de Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l’a faite?
[492]
Thomas
[493]
[494]
Thomas
[495]
Alexandre
[496]
Charles Brockden
[497]
[499]
Washington
[500]