En somme, les États-Unis donnent l’idée d’une colonie et non d’une patrie-mère: ils n’ont point de passé, les mœurs s’y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante: cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordinaire. La société permanente semble devenir impraticable chez eux, d’un côté par l’extrême ennui des individus, de l’autre par l’impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine: car on n’est jamais bien fixe là où les pénates sont errants. Placé sur la route des océans, à la tête des opinions progressives aussi neuves que son pays, l’Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d’autres univers que de les créer.
Revenu du désert à Philadelphie, comme je l’ai déjà dit, et ayant écrit sur le chemin à la hâte ce que je viens de raconter, comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j’attendais; ce fut le commencement des embarras pécuniaires où j’ai été plongé le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitôt que nous nous sommes vus. Selon Hérodote[503], certaines fourmis de l’Inde ramassaient des tas d’or; d’après Athénée, le soleil avait donné à Hercule un vaisseau d’or pour aborder à l’île d’Érythia, retraite des Hespérides: bien que fourmi, je n’ai pas l’honneur d’appartenir à la grande famille indienne, et, bien que navigateur, je n’ai jamais traversé l’eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d’Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m’embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, pour divers motifs, retournaient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre.
Un coup de vent d’ouest nous prit au débouquement de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours à l’autre bord de l’Atlantique. Souvent à mât et à corde, à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau, gouvernant à l’estime, fuyait devant la lame. Je traversai l’Océan au milieu des ombres; jamais il ne m’avait paru si triste. Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie: «On ne bâtit point de palais sur la mer», dit le poète persan Feryd-Eddin. J’éprouvais je ne sais quelle pesanteur de cœur, comme à l’approche d’une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinée, ou j’écrivais, plus gêné de leur mouvement qu’occupé de leur menace.
Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l’Europe, mais d’un souffle égal; il résultait de l’uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plombée. Le capitaine, n’ayant pu prendre hauteur, était inquiet; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l’horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l’eau changeait, signes des approches de la terre: de quelle terre? Les matelots bretons ont ce proverbe: «Celui qui voit Belle-Isle, voit son île; celui qui voit Groie, voit sa joie; celui qui voit Ouessant, voit son sang.»
J’avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont: c’était tout autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l’entrée de la troisième nuit, je m’allai coucher. Le temps était horrible; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j’entends courir d’un bout du pont à l’autre et tomber des paquets de cordages: j’éprouve le mouvement que l’on ressent lorsqu’un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l’échelle de l’entrepont s’ouvre; une voix effrayée appelle le capitaine: cette voix, au milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose de formidable. Je prête l’oreille; il me semble ouïr des marins discutant sur le gisement d’une terre. Je me jette en bas de mon branle; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et armes; je gagne le tillac à demi noyé.
En mettant la tête hors de l’entrepont, je fus frappé d’un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord; mais, n’ayant pu y parvenir, il s’était affalé sous le vent. À la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s’y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts[504] dans le canal où nous nous trouvions engouffrés; tantôt ils s’épanouissaient en écumes et en étincelles; tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus; l’instant d’après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant, comme à l’échappée d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était aussi alarmant qu’un certain murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit.
Éclairés d’un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l’habitacle de la boussole, une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche sans nous en apercevoir; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l’île de Guernesey et celle d’Aurigny. Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux afin de le sauver.
Il y avait parmi l’équipage des matelots français; un d’entre eux, au défaut d’aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance; je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joignaient de cœur aux chants de leurs camarades français-catholiques: le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs vœux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux manœuvres, qui au bordage, qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n’être pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait: «Une hache! une hache!» pour couper les mâts; et le gouvernail, dont le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec un bruit rauque.
Un essai restait à tenter: la sonde ne marquait plus que quatre brassées sur un banc de sable qui traversait le chenal; il était possible que la lame nous fit franchir le banc et nous portât dans une eau profonde: mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun? Un faux coup de barre, nous étions perdus.
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Chateaubriand avait beaucoup lu Hérodote, qui ne quittait pas sa table, à l’époque où il écrivait son
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Traduction du