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A cinq heures je suis déjà debout. Je m’abstiens de prendre une douche, par prudence. Chaque minute qui s’écoule accroît le danger. On ne règle pas un engin explosif comme une montre, après tout.

Je procède à une toilette des plus sommaires, me rase à la va-vite et j’appelle Mathias chez lui. Je réveille sa bonne femme, la pisse-vinaigre pondeuse qui est en piste pour le Prix Cognacq.

Mon coup de turlu a déclenché une demi-douzaine de ses chiares et j’entends piailler dans la basse-cour.

Furax, elle exclame comme quoi de quel droit on se permet d’appeler les gens à pareille heure.

— Passez-moi votre rouquin, ma belle, au lieu de vous distordre les cordes vocales ! riposté-je ; et sachez qu’on ne choisit pas son heure pour appeler les pompiers !

Mon ton fait chuter le sien.

Elle m’apprend que son partenaire est parti à quatre heures en Vendée pour aller y enterrer le frère de son père. Il a pris la route. Les obsèques doivent avoir lieu dans l’après-midi à Saint-Pourçan-Davaloir.

Mon estomac se flétrit un peu plus. Le rouquemoute absent ! Et moi qui espérais en lui. Il est tellement astucieux, ce grand glandu !

— A quelle heure rentrera-t-il ?

— Demain soir.

— Merci.

Et j’abandonne la mégère sans autres formules de politesse.

Je pourrais adresser un télégramme au Rouillé. Lui enjoindre d’aller prendre un avion Air-Inter quelque part pour rallier Pantruche au plus vite.

Mais, en mettant les choses au mieux, il ne pourrait pas être de retour avant la fin de la journée. Et d’ici là… Hein ? D’ici là !

M’man entre avec un plateau : café, pain grillé, beurre, confiture.

— Je t’ai entendu rentrer, mon Grand. Tu n’auras pas dormi beaucoup…

On s’embrasse. Je voudrais la serrer plus fort contre moi, mais à cause de cette charognerie de bombe…

— Tu as l’air sombre, mon Antoine ?

— Le boulot qui ne va pas comme je le voudrais…

— Tu sais bien que ça s’arrange toujours.

Je m’abstiens de lui répondre que ça s’arrange toujours sauf une fois, et que quand cette fois en question se produira…

Je prends une serviette de bain que je vais accrocher à l’appui de ma fenêtre. Félicie me regarde sans comprendre.

— Surtout ne retire pas ce linge, M’man. Il s’agit d’un signal.

— D’un signal ?

— Des rigolos qui doivent m’appeler. Tout va bien, ici ?

— Très bien, Toinet dort encore. Tu sais que notre petite Espagnole nous quitte : elle va épouser le garçon boucher.

— On cherchera quelqu’un d’autre.

— Est-ce bien la peine ? Maintenant que le gamin va au jardin d’enfants, j’ai beaucoup de temps libre, tu sais…

Un silence. Le tic-tac de ma pendulette, et d’autres bruits venus de l’extérieur. Les bruits du monde qui continue. Qui va aux abîmes sans que cette moisissure d’hommes qui le recouvre en soit consciente.

— Tu étais à Genève, n’est-ce pas ?

— Oui, et figure-toi que j’y ai rencontré Marie-Marie, tout à fait fortuitement. Elle prépare une espèce de thèse sur je ne sais plus quoi : le Bureau du Travail, peut-être bien, ça m’est sorti de l’esprit.

— Comment va-t-elle ?

Bien embarrassé pour lui répondre. Où en est-elle, ma jolie musaraigne ? Que lui est-il arrivé de pas catholique ?

— A propos, fais-je négligemment, figure-toi que je lui ai demandé de m’épouser.

Pour lors, la figure de ma Félicie devient radieuse.

— Non ! c’est vrai ! Quel bonheur !

Je prends ma vieille aux épaules et la regarde bien droit dans l’âme.

— Cette nouvelle te fait-elle vraiment plaisir, M’man ?

— Mais elle me comble, mon Grand. Voilà des années que je prie pour que tu te maries. Les hommes ne sont pas faits pour vieillir auprès de leur mère. A ce petit jeu, tu ne me rattraperas jamais, tu sais, plaisante-t-elle. Et alors, épouser Marie-Marie représente à mes yeux la réussite complète. Cette mignonne n’existe que pour toi, elle t’était destinée en venant au monde, comme jadis, une princesse d’un Etat à un prince d’un autre.

Elle m’embrasse. Paraît sincère dans son allégresse. Et moi, je me dis que j’ai une bombe agrippée à mes côtelettes, et puis que ma fiancée a disparu… Et tout le reste encore ! Merde, faut pas avoir peur des mouches à merde pour parler mariage à cet instant.

— Ce sera pour quand ? questionne ma chère chérie.

— Le plus tôt sera le mieux, Antoine.

— Tu as tellement envie de…

J’allais dire : « de me voir décamper d’ici » ; mais c’eût été trop cruel, trop injuste.

— … de devenir grand-mère ? complété-je.

— Bien sûr, mais j’ai surtout envie de te voir créer un foyer ; ainsi, quand je m’en irai, je le ferai sans arrière-pensée.

Il y a des moments où la joie est bien triste. Je respire l’arôme du café pour tenter de m’accrocher au présent. Et c’est quoi, le présent, le véritable, sinon la seconde où tu renifles une odeur, où un son franchit ton tympan, où une saveur investit tes papilles. Le présent est le temps organique par excellence. Le passé, le futur, c’est l’affaire de l’esprit ; le présent, celle de nos sens.

Pour qu’on ne sombre pas dans les mélancos fatales, M’man dit qu’elle va profiter de ce qu’il est tôt pour mettre sa lessive en route. Je lui ai payé une machine à laver ultra moderne, puisqu’il s’agit d’une «   »[12] mais ce qu’elle appelle « le linge fin », à savoir mes chemises, Félicie s’obstine à le laver à la main.

Alors bon, bien, la voilà partie. Je petit-déjeune en tentant de me forger un optimisme, mais j’ai beau chatoyer des méninges, décidément, je fais un blocage, au niveau du thorax, tu parles !

A ma dernière gorgée de caoua, le biniou retentit. Ouf ! Rien que cette manifestation extérieure m’apporte du baume sur la partie malade.

— San-Antonio ! me nommé-je.

La voix délicieuse, mais froide, de Connie Vance retentit.

— Comment vont nos affaires, commissaire ?

— Elles suivent le plan prévu ; j’ai rendez-vous à dix heures et quart.

— Je vous rejoindrai à dix heures dans le café qui fait l’angle de la place Belvache et de la rue du Faubourg Saint-Honoré.

— O.K.

— Et pas de fausse manœuvre, commissaire, sinon vous partiriez en confetti dans l’heure qui suivrait.

— Tout se passera normalement, promets-je.

* * *

Nous sommes déjà installés à une table du fond, le Vieux et moi, quand Connie se présente, merveilleuse dans du Sonya Rykiel à dominante de blanc et de bleu. Le Dabuche est solennel comme un texte de loi britannique dans du bleu croisé (chemise blanche amidonnée, cravate bleu marine). Sa rondelle rouge en jette comme le point du drapeau japonais (lequel me fait toujours songer à une nuit de noces sur la banquise).

En apercevant l’arrivante, il oublie la situasse et se dresse, galantin à ne plus pouvoir, la bouche prégobeuse, l’œil en trou de serrure, les doigts avant-trousseurs.

— Mademoiselle, je vous prie, si vous voulez bien…

Elle s’assied (ou s’assoit, si tu as besoin d’une autre rime) avec beaucoup d’aisance. Elle est détendue, parfumée, et semble se rendre à un rendez-vous galant plutôt qu’à une mission périlleuse dans laquelle le sort du monde se trouve plus ou moins impliqué.

— Vous accepterez bien quelque chose ? propose le vioque.

— Un café, dit Connie.

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