— Vous avez une idée ? Est-ce que Mark a pu vous aider ?
— Je n’ai pas d’idée, avoua Malko et ce petit nabot de Mark ne m’a rien appris.
Willard Troy eut un geste de surprise.
— Nabot ! Mais il fait plus de 1 m 80…
Les deux hommes croisèrent leur regard, pensant la même chose.
— Shit ! explosa Troy. Je ne sais même pas où il habite. Vous comprenez bien qu’il ne tenait pas à ce que je vienne chez lui. Le seul endroit, c’est l’hôpital où il travaille tous les jours jusqu’à 15 heures 30.
— J’irai demain, dit Malko. J’espère ne rien découvrir de déplaisant…
Vœu pieux. La seule présence de l’inconnu à la place du « stringer » de la CIA signifiait pas mal d’ennuis… La case en tôle ondulée bleue indiquée par le faux Mark n’était sûrement pas le domicile du vrai.
— J’espère aussi, dit en écho Willard Troy d’une voix morne. Je voudrais bien savoir qui a remplacé Mark et comment on a eu vent de ce rendez-vous…
Ce n’était pas la peine d’aller barboter au clair de lune, pensa Malko… Il consulta discrètement sa Seiko-Quartz. Six heures et demie. Il avait juste le temps de rentrer au Fisherman’s, de se faire beau pour dîner avec la Finlandaise. Il pensa soudain à un petit détail.
— À propos, demanda-t-il, auriez-vous un lance-pierre ou un gourdin. Enfin, n’importe quoi…
Willard Troy prit l’air embarrassé.
— J’ai demandé au TD [10] de vous faire parvenir quelque chose de « propre », dit-il, mais ils n’ont pas encore répondu. Ici je n’ai qu’un petit truc personnel, un « 38 » Stainless Smith et Wesson modèle 60.
Malko tendit la main.
— Donnez. Si j’attends la TD, c’est un suaire qu’il me faudra.
— Mais c’est une arme américaine, protesta Willard Troy. Avec un numéro…
— Il fallait penser à la TD avant, coupa Malko. Sinon, je reprends l’avion. J’ai horreur de jouer les pigeons d’argile. C’est un lance-missile que je devrais vous demander. Alors ?
— Il est dans le tiroir là-bas, fit l’Américain, vaincu.
Malko ouvrit le secrétaire, écarta deux bouteilles de J & B, farfouilla quelques secondes et sentit une crosse. À côté, il y avait une boîte de 50 cartouches « 38 spécial » qu’il prit également.
— J’espère ne pas avoir à m’en servir, dit-il, mais je dormirai mieux. Quand la TD vous aura envoyé une arme « propre », je vous le renverrai. Demain, je vous retrouve ici, après l’hôpital. OK ?
— OK, approuva Willard Troy. Tenez, si vous voulez de l’alcool, servez-vous. Je ne peux plus boire pendant six mois…
Des bouteilles s’alignaient sur une étagère. La panoplie complète du petit barman : Dom Pérignon, Moët et Chandon, Don Ruinait rosé, J & B, Martini Bianco, cognac, etc. Malko, poliment, ne prit que le Dom Pérignon et une bouteille de cognac Gaston de Lagrange. Au cas où il aurait à séduire la Finlandaise…
Puis, il traversa la véranda et glissa le revolver et les cartouches sous le siège, après avoir vérifié que le barillet était plein.
L’air lui parut aussitôt plus suave en descendant les lacets de la Misère. Cette fois, personne n’était derrière lui. Les feux de quelques cargos scintillaient dans la rade de Victoria. Il se demanda comment la somptueuse Finlandaise allait s’habiller. Souci superficiel, mais on ne pouvait pas être barbouze vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Elle était belle à en mourir.
Malko laissa glisser son regard le long de la robe blanche en jersey moulante comme un gant. Les pointes des seins ressortaient dessinées par le tissu, comme dans un dessin hyperréaliste, les cheveux cascadaient sur les épaules bronzées. Sûrement par inadvertance, le vieux monsieur de la table voisine se mit à tourner son café avec sa cigarette. Irja adressa à Malko un sourire radieux.
— Quel endroit agréable !
Un guitariste jouait en contrebas du restaurant. La lune brillait. Une vraie carte postale ; complétée par les grands yeux noirs en amande et le décolleté sublime.
— Vous avez eu une bonne journée ? interrogea la Finlandaise d’une voix douce.
— Excellente, affirma Malko sans rire. J’ai trouvé un bateau pour chercher mon épave. Vous êtes la bienvenue si votre reportage vous en laisse le loisir…
— Ah, soupira la jeune femme, je ne sais pas. Ils sont si lents…
Le récit de ses péripéties bureaucratiques faillit arracher des larmes à Malko. Sa détente fut imperceptiblement gâchée par un regard que jeta Irja sur la montre vers le dessert.
— Vous êtes pressée ? interrogea aussitôt Malko, pensant à l’inconnu de la nuit précédente.
Irja répondit par un sourire absolument candide.
— Oh non, mais il faut que je me lève tôt. Alors il faut que je me couche tôt, non ?
Évident. Elle ne précisait pas avec qui. Apparemment ce ne serait pas avec Malko ; la crème caramel lui sembla encore plus avoir un goût de ciment. Le supplice de tantale n’avait jamais été son style. Il observa les longs ongles rouges et pointus, impeccables.
— Vous êtes très sportive ?
Irja inclina la tête.
— Oui. Pourquoi ?
— Comment arrivez-vous à garder des ongles de cette longueur ?
La Finlandaise sourit :
— Oh, je fais attention, mais j’en casse souvent…
« Dans le dos d’un homme… » Une brusque onde de désir balaya Malko. Déjà, la crème caramel à peine avalée, Irja se levait, avec un sourire d’excuses. Il dut suivre contraint et forcé comme attiré par la traînée de parfum : Cabochard. Le dîner avait passé très vite, à échanger des propos inconsistants. Pas moyen d’accrocher un vrai contact. Et maintenant, la Finlandaise s’esquivait. Devant la porte du bungalow « Bicune », elle lui tendit la main avec un sourire à arracher des larmes à un gestapiste.
— Merci, c’était tellement agréable… À demain peut-être ?
— Votre robe est sublime, dit Malko essayant de gagner quelques minutes. D’où vient-elle ?
— Oh, c’est un cadeau de madame Grey. J’avais fait un reportage qu’elle avait aimé. Bonsoir.
Pfuiit ! Elle avait déjà refermé la porte. Partagé entre la frustration et la rage, Malko mit la clef dans la serrure de la sienne. Les rideaux tirés, le bungalow était plongé dans le noir. En une fraction de seconde, il réalisa qu’il ne les avait pas tirés en partant. La bonne ? Mais il y avait autre chose. Une perception presque extrasensorielle d’une présence dans le noir.
Il se figea, un flot d’adrénaline dévalant ses artères. Hésitant à allumer, strictement immobile. Le cerveau en ébullition. Si on le guettait pour le tuer, il se découpait dans l’ouverture de la porte. En entrant, il s’est coupé toute retraite. Soudain, dans le noir, une voix venant du centre de la pièce, dit en anglais :
— Avancez, monsieur Linge. Mais n’allumez pas.
C’était la voix d’un homme, assez grave. Avec de l’accent. Malko, sans discuter, referma la porte derrière lui et, à tâtons, se dirigea vers les lits jumeaux. Un peu rassuré. Un tueur l’aurait abattu immédiatement. Le Stainless se trouvait dans le petit coffre scellé au fond de la penderie. Inaccessible.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Il devinait maintenant la silhouette de son visiteur inconnu, assis dans l’un des deux fauteuils de rotin, le dos au mur. À trois mètres de lui. Comment était-il entré et que voulait-il ?