— Zzzz…
La ligne filait.
— On en a un ! s’écria l’Australien. Allez-y.
Malko émergea sur la plage arrière, arracha de son alvéole la canne extérieure gauche et se cala dans le siège central après avoir attaché son harnais. Le moulinet continuait à se dévider. Il le stoppa, régla le frein et commença à réenrouler le fil.
— Ça a l’air d’un gros thon, dit Cassan derrière lui. Il va se défendre.
Malko sentait déjà dans ses bras que l’Australien avait raison. Il releva la grosse canne à grand-peine et moulina en redescendant. Rhonda avait réduit la vitesse. Pour un moment, il allait oublier le Laconia.
C’était le commencement d’une longue lutte.
— Ça y est presque !
Les mains sur les hanches, Rhonda observait le thon en train de tourner en sens inverse des aiguilles d’une montre, tout près du tableau arrière du Koala. C’était l’agonie. Après 45 minutes de lutte. Elle s’approcha de Malko et essuya gentiment son visage couvert de sueur avec une serviette. Il dégoulinait littéralement avec la sensation d’avoir tracté un éléphant pendant un mille. Ses bras lui faisaient mal à hurler, ses reins aussi. La jeune femme lui avait déjà apporté à boire alors qu’il luttait contre le poisson.
Le thon cessa soudain de se débattre. Aussitôt Brownie Cassan penché sur l’arrière, crocha dans le poisson avec la gaffe et le hissa sur le pont, secoué des soubresauts de l’agonie.
Il empoigna le maillet de bois servant à achever les poissons et le frappa plusieurs fois de toutes ses forces.
Puis, il jeta le poisson dans la grande caisse de bois, remit les lignes en place et remonta à la barre.
— Je vais préparer le déjeuner, annonça Rhonda en descendant.
Le slip de bain de Malko était plein de taches de sang. Il pénétra dans le carré afin de gagner la cabine avant où se trouvaient ses affaires.
Rhonda était accroupie en face du frigidaire. Il y avait à peine la place de passer dans l’étroit couloir. Elle se releva. Malko essaya de se glisser entre elle et la cloison sans la toucher, mais elle ne fit rien pour lui faciliter le passage. Un léger coup de roulis les appuya l’un contre l’autre. La croupe cambrée et musclée de la jeune Australienne s’appuya contre les cuisses de Malko. Le contact tiède l’électrisa. Rhonda ne chercha pas à l’éviter. Elle tourna seulement son regard myope vers Malko et demanda d’une voix égale :
— Vous voulez une bière ?
Ses reins le maintenaient serré entre elle et la cloison. Le visage absolument impassible. Malko pensa à l’Australien sur la dunette.
— Avec plaisir dit-il, dès que j’aurai changé de maillot.
Elle s’écarta aussitôt et il pénétra dans la cabine. Lorsqu’il en ressortit, un verre était sur la table basse du carré et Rhonda, à quatre pattes sur le pont arrière nettoyait le sang du thon…
Malko s’installa sur la banquette, examinant l’aménagement du carré. À côté du gros poste-radio, il y avait plusieurs cartes empilées les unes sur les autres.
Il se leva et les examina rapidement. Aucune n’était celle qu’il avait vue lors de sa première visite. L’Australien avait dû l’enfermer. Il leva la tête. Rhonda l’observait. Elle sourit.
— Vous vous intéressez à la navigation ?
— Un peu.
Il s’éloigna des cartes, regagna le pont arrière et aspira la brise marine, examinant l’horizon.
Une mouette passa eh couinant… couvrant le bruit des diesels. Rhonda ressortit du carré et vint près de lui.
— Voilà Bird Island, annonça-t-elle, tendant le bras vers bâbord.
Malko aperçut une étroite bande de terre au ras de l’océan avec une rangée de cocotiers. La vraie île déserte de contes de fées.
L’Australienne ressortit le thon de sa caisse et se mit à le découper en filets. Malko contemplait Bird Island, se demandant comment il pourrait se procurer la carte annotée par Brownie.
Si elle était toujours en possession de l’Australien… Soudain, il aperçut au-dessus de la pointe de l’île une sorte de masse mouvante qui obscurcissait le soleil.
— Les oiseaux, expliqua Rhonda dans son dos. Ils sont des millions.
Leurs cris devinrent perceptibles puis assourdissants. Ils tournaient tous autour de la pointe de l’île, se posaient par vagues entières, rasaient la mer. Comment pouvaient-ils se nourrir ? Bird Island était minuscule.
Même pas un mille de long, quelques cocotiers, une plage d’un blanc éblouissant.
Le cabin-cruiser avançait doucement vers la plage. Il n’y avait ni port, ni ponton.
— L’ancre, cria Brownie Cassan du haut de la dunette.
Aussitôt, Rhonda lâcha le thon, se précipita à l’avant et commença à libérer la lourde ancre terminée par une chaîne, la soulevant pour la faire passer par-dessus bord. Mais l’Australienne glissa et la laissa échapper. Elle s’écrasa avec un bruit sec sur le pont, entaillant profondément le bois. Le hurlement de Brownie Cassan, fit sursauter Malko.
— Stupid broad ![13]
Déjà, il dégringolait l’échelle de la dunette, se glissait le long du bordage, jusqu’à sur la plage avant. La gifle claqua avant que Malko ne puisse intervenir. Rhonda recula jusqu’au bastingage, mais ne protesta pas. Sans un mot, l’Australien empoigna l’ancre et la jeta par-dessus bord. Puis il contempla l’entaille dans le bois du pont en secouant la tête.
— Va falloir que je répare ça moi-même, grommela-t-il.
La chaîne de l’ancre filait avec un brait épouvantable. Le Koala n’avançait presque plus, à une cinquantaine de mètres d’une plage d’un blanc éblouissant, bordée de cocotiers, où venaient se briser de gros rouleaux d’écume.
Brownie Cassan remonta sur la dunette, coupa les moteurs. Aussitôt les cris des milliers d’oiseaux qui tournaient au-dessus d’eux devinrent assourdissants.
— Faut y aller à la nage, cria l’Australien. Il y a des rouleaux, je ne peux pas m’approcher plus… Attention aux requins…
Malko plongeait déjà. Le contact de l’eau tiède sur sa peau brûlante et pleine de sel lui causa une sensation délicieuse. Il nagea sur le dos, franchit les rouleaux, mit pied sur le sable blanc comme du sel et bouillant comme de la lave en fusion. Il courut jusqu’à l’ombre et se laissa tomber sous un parasol de feuilles, reprenant son souffle.
Sur le cabin-cruiser, Ronda et Brownie semblaient discuter violemment, face à face, sur la plage avant. La gifle ne passait pas. Malko s’engagea dans un sentier serpentant entre les cocotiers vers l’intérieur de l’île. Il n’avait pas fait trente mètres qu’il aperçut une masse brune d’un mètre de haut se déplaçant lentement en travers d’un sentier. Une tortue de terre géante qui devait peser 200 kilos !
Un peu plus loin, il distingua à travers les arbres des bungalows et un local ouvert à tous les vents, avec des tables et des sièges. Une voix le héla :
— Hé, qui êtes-vous ?
Il se retourna, aperçut un jeune barbu, maigre et très bronzé qui le contemplait les sourcils froncés.
— Et vous ? répliqua Malko.
— Moi, je suis le propriétaire de cette île, fit le barbu d’un ton sans réplique.
— Je suis sur le Koala, dit Malko tout aussi sèchement. Je viens boire un verre.
L’autre se calma aussitôt.
— Ah, vous êtes avec Brownie ! Soyez le bienvenu alors. Je me demandais d’où vous sortiez.
Les cris des oiseaux, omniprésents, devenaient abrutissants. L’homme reprit :
— Venez au bar.
Malko détailla le propriétaire de Bird Island. Ce n’était pas un Européen. Son teint était trop mat, ses yeux trop globuleux. À la suite de son hôte, il entra dans le restaurant en plein air, décoré de poissons-lunes séchés. Des tables de teck, un bar en bambou. Une serveuse mafflue vint prendre sa commande.