Irja replia vivement les mains sur sa poitrine. Elle l’observait, bien qu’elle fit encore semblant d’être inconsciente…
Soudain, les morceaux du puzzle se recollèrent dans la tête de Malko. Il se pencha sur la jeune femme.
— Irja, qu’est-ce que cela veut dire en hébreu : « Zé-nehedar ? »
Chapitre XI
Irja acheva d’ouvrir les yeux. Son regard était absolument indéchiffrable. Elle grimaça de douleur et gémit, comme si elle n’avait pas entendu la question de Malko.
— J’ai mal, dit-elle. Où sont-ils ? Que s’est-il passé ?
Son ton mourant contrastait avec la force dont elle avait fait preuve. Malko s’assit à côté d’elle sur le lit.
— Irja, répéta-t-il. Je sais que vous parlez hébreu. Je sais qui vous êtes. Je voudrais que vous me conduisiez à celui qui s’appelle Le Derviche. J’ai besoin de le voir. Tout de suite…
La Finlandaise se mit sur son séant :
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne parle pas hébreu. Je ne connais pas de derviche. Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?
C’était le jeu. Malko insista :
— Vous faites l’amour en hébreu, Irja. Je vous ai entendu crier un soir. Deux mots que j’ai pris pour du finnois « Zé nehedar ». Dès demain matin, je peux vérifier qu’il s’agit bien d’hébreu. Ce n’est pas courant non plus que des photographes possèdent des griffes d’acier. Vous appartenez au Mossad, Irja, quel que soit votre nom et votre couverture. Et vous savez certainement qui je suis… J’ai été en contact avec un de ceux qui travaillent avec vous. Il faut que je le voie. Vous avez été chargée de me surveiller. C’est pour cela que vous avez fait l’amour avec moi.
Maintenant, où puis-je trouver le Derviche ? Il s’agit d’une question vitale. Pour vous.
La jeune femme ne répondit pas. Ils s’observèrent en silence, un long moment. Malko devinait qu’en bon agent Irja évaluait tous les éléments de la situation. Enfin elle se leva, enfila un chemisier et un jean.
— Attendez-moi dans votre chambre, dit-elle.
Ils sortirent en même temps et il la vit se diriger vers le parking. Un bruit de moteur : elle était partie.
Il entra dans son bungalow, prit une douche et se mit à lire pour tromper son attente. Une demi-heure. Une heure.
Enfin il entendit des pas et on frappa à sa porte. C’était Irja.
— Je viendrai vous chercher à six heures du matin, dit-elle. À tout à l’heure.
Malko bâilla. Il n’avait pas dormi plus de trois heures. La tension nerveuse. Le jour était déjà entièrement levé. À côté de lui, Irja semblait en pleine forme. Lui, éprouvait encore une raideur dans le cou. Il ralentit pour laisser passer un groupe d’enfants allant à l’école. La route côtière était pratiquement déserte. Ils filaient vers le sud, de l’autre côté de la baie de Beauvallon.
— C’est encore loin ?
— Non, dit la Finlandaise. La prochaine crique.
Ils roulaient depuis quatre kilomètres environ. Malko ralentit et aperçut un petit port naturel au milieu duquel se trouvait un bateau ancré à une centaine de mètres du bord. Le vieux trimaran vert qu’il avait déjà vu en mer.
— C’est là, annonça Irja.
Dès qu’il eut stoppé, elle sauta à terre et se dirigea vers un dinghy de caoutchouc où ils prirent place tous les deux, Irja tira la ficelle du démarreur. Elle avait des gestes d’homme. Malko observait le trimaran. Aucun signe de vie. Le dinghy acheva doucement sa course contre sa peinture écaillée. Il ne payait vraiment pas de mine. Malko s’accrocha à la rambarde rouillée, monta à bord et s’avança vers l’écoutille centrale.
Un homme en sortit au même moment. Grand, blond, costaud, une moustache abondante, des yeux très bleus, un nez droit. Il tendit la main à Malko.
— Bienvenue à bord, monsieur Linge.
C’était la voix du Derviche. Malko prit la main tendue et crut que ses doigts allaient se transformer en pulpe. L’Israélien l’observait d’un regard froid.
— Asseyez-vous, dit-il. J’espère que vous avez une raison sérieuse pour agir comme vous l’avez fait.
— J’en ai une, dit Malko.
Succinctement, il raconta l’histoire de la carte et de Brownie Cassan. Le Derviche écoutait en tiraillant pensivement les poils de sa moustache. Irja avait disparu à l’intérieur du trimaran. Il ne faisait pas encore vraiment chaud et la mer n’avait pas une vague. Lorsque Malko eut terminé, l’Israélien laissa tomber d’une voix froide.
— J’étais sûr que vous me cachiez quelque chose. Pourquoi venez-vous me trouver maintenant ?
Malko décida de ne pas jouer au plus fin.
— Parce que vous êtes le seul à pouvoir m’aider. Nous pourrons toujours ensuite trouver un terrain d’entente. Il faut avant tout empêcher Rachid Mounir de trouver le Laconia B.
Le Derviche hocha la tête affirmativement.
— C’est exact, monsieur Linge. Si je n’avais pas cru qu’il s’agissait d’une urgence, je ne vous aurai pas laissé m’approcher. Mais je ne suis pas certain que nos gouvernements respectifs parviennent à un accord et je ne peux prendre aucun engagement dans ce sens. Vous me comprenez ? Je ne suis maître que de mes actions ici. Je suis d’accord pour une opération ponctuelle commune, mais c’est tout. Ensuite, chacun agira au gré de ses intérêts. Même s’ils sont en conflit. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez quitter ce bateau maintenant et j’accepterai d’oublier que vous connaissez mon visage.
— Je suis d’accord, dit Malko.
Le Derviche le fixa pensivement, hocha la tête.
— Bien.
Il se tourna vers l’écoutille et appela :
— Zamir !
La tête de Irja apparut aussitôt hors de l’écoutille. Les traits tendus.
— Veux-tu faire du café et demander à Zvi de monter ?
La tête disparut. Malko demanda :
— C’est son véritable nom, Zamir ?
Le Derviche secoua la tête avec une esquisse de sourire.
— Non, Zamir signifie « rossignol » en hébreu. C’est un surnom. Nous avons tous des surnoms.
Une tête chauve apparut hors de l’écoutille. Un petit bonhomme bedonnant, avec un superbe « œuf colonial », de curieux yeux gris et une pipe vissée à la bouche.
— C’est Zvi, présenta le Derviche. Nous l’appelons le Taciturne.
Méritant son surnom, le Taciturne serra la main de Malko sans un mot et redescendit dans les entrailles du trimaran. Malko remarqua alors les fils entrecroisés entre ses mats. Des antennes radio. Excellente couverture que ce vieux bateau pourri. Le Derviche s’étira et bâilla. Malko avait du mal à dissiper la poire d’angoisse qui lui bloquait l’estomac. Il allait être pris entre l’enclume et le marteau. Les Israéliens n’étaient pas des enfants de chœur et ne se laisseraient pas manœuvrer.
Il risquait d’avoir le choix entre deux solutions s’il ne voulait pas trahir la CIA : une balle dans la tête ou la circoncision et la vie à Tel-Aviv.
— Voilà le café, annonça le Derviche.
Irja-Zamir apparut avec un plateau. Malko remarqua en souriant.
— Si elle sait aussi faire la cuisine, elle est parfaite. Elle se bat comme un homme.
— Zamir est lieutenant dansTsahal[15] dit doucement le Derviche. C’est une femme exceptionnelle.
Le regard de l’Israélien enveloppa la jeune femme avec une expression extraordinairement tendre. Confirmant les soupçons de Malko. Son mystérieux amant, c’était lui. Étrange situation.
— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il.
Le Derviche but une gorgée de café brûlant avant de lui répondre de sa voix éternellement calme :