Sans inviter le Derviche. Celui-ci demeura quelques instants silencieux avant de demander, d’un ton apparemment détaché :
— Et vous ? Vous ne poursuivez pas vos recherches ?
— Pas pour l’instant, dit Malko. Je n’ai pas assez d’éléments. Ni de matériel. Il me faudrait un sondeur plus sophistiqué que celui du Koala, permettant de repérer une épave par la masse métallique. Je l’ai demandé.
— Je vois, dit l’Israélien.
Il s’éloigna. Encore un excellent concurrent pour la médaille d’or de l’hypocrisie… Plongée dans le démontage de ses appareils photo, à dix mètres d’eux, Zamir éblouissante dans un deux-pièces blanc s’efforçait de ne pas avoir l’air de surveiller Malko. Il regarda le Derviche pénétrer dans le lobby. Il fallait un œil exercé pour s’apercevoir qu’il portait un pansement sous sa chemise…
Malko était plongé dans ses pensées lorsqu’un petit homme noueux et sec, presque chauve, très bronzé, se matérialisa devant lui.
— Mr Linge, je viens de la part de Mr Troy.
Son anglais aurait poussé Shakespeare au suicide.
— C’est moi, dit Malko.
L’autre lui tendit une main aux relents de cambouis.
— Je suis Cesare Zeffirelli. C’est moi qui m’occupe des bateaux. Mr Troy m’a dit que vous auriez besoin de moi. Il m’a aussi dit de vous dire que l’avion doit être là après-demain matin. Les plans aussi. Ils arrivent sur le vol régulier d’Air France en fret urgent spécial.
— Merci, dit Malko, asseyez-vous. Je vais vous expliquer de quoi il s’agit. Je suis agent d’une compagnie d’assurances…
Malko s’étira. La journée avait passé très vite. Zeffirelli semblait sérieux. Il allait monter le ponton dans le port de Victoria et le remorquer sur place. Il n’y avait aucun bateau assez gros pour le transporter en pièces détachées. Lui aussi était stupéfait qu’un avion cargo puisse transporter un ponton de près de 50 mètres de long… Pourtant, il avait recours à Air France très souvent, pour les pièces détachées des machines. Ce qui lui évitait d’en conserver des stocks. Un télex et en deux jours, il avait ce qu’il lui fallait.
Zamir avait disparu dans sa chambre et Rhonda lisait. Aucune nouvelle de l’opposition. Soudain, Malko aperçut le Derviche traversant la pelouse, venant dans sa direction. Le visage fermé. Arrivé près de Malko, l’Israélien demanda d’une voix trop calme :
— Mr Linge, pourquoi faites-vous venir un ponton si vous n’avez pas retrouvé le Laconia B.
Malko dut faire un effort pour répondre tout aussi calmement :
— Pour le retrouver justement. Avec une équipe de plongeurs. Qui vous a appris cela ?
Le Derviche émit quelque chose qui ressemblait à un ricanement.
— Tout Victoria ne parle que de votre ponton, Mr Linge, qui arrive par un 747 cargo d’Air France, demain matin.
C’était ce qui s’appelait travailler discrètement. Malko était furieux. Mais comment garder un secret dans une île aussi petite que Mahé… Le Derviche secoua la tête.
— Mr Linge, dit-il, vous jouez avec le feu… J’aimerais discuter de ces questions tout à l’heure avec vous. Au bar. Vers six heures.
— Vers six heures, dit Malko.
Les problèmes commençaient. Il ne voyait vraiment pas comment il allait se débarrasser des Israéliens. Rhonda leva les yeux lorsqu’il entra. Elle s’était aspergée de l’eau de toilette Bogart de Malko et semblait ravie…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous allons boire un verre avec nos amis, annonça-t-il. Fais-toi belle.
L’énorme marlin empaillé, fierté du bar, semblait prêt à bondir de son mur. L’ambiance était plutôt morose, à la table de Malko. En dépit de ses explications, le Derviche ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Zvi le Taciturne, tirait sur sa pipe, ailleurs. Zamir coulait à Malko des regards à le rendre impuissant… C’était l’impasse.
Soudain, une apparition inattendue surgit du jardin. Le vieux mendiant de la plage, avec son chapeau de paille, son bâton, son vieux short, les pieds nus et le sourire humble. Toujours le carton de fruits en équilibre sur la tête. D’une voix douce, il s’adressa à Rhonda :
— Bonjour. Ti va, Ti fi ?[22]
— Ça va, dit Rhonda, un peu surprise de tant d’attention de la part du vieux.
Celui-ci continua :
— Quelle qualité de bateau tu as, Ti fi ?
— Le gros blanc, juste en face.
Le vieux hocha la tête.
De la bouillie de mots qui suivit, Malko comprit vaguement que le Koala avait rompu ses amarres et dérivait vers la plage. Rhonda se leva d’un bond :
— J’y vais.
Malko allait s’offrir de l’aider lorsqu’une serveuse en marron s’approcha de lui.
— Sir, on vous demande à la réception. Téléphone.
Rhonda était déjà debout.
— J’y vais, dit-elle.
— Je vous accompagne, dit aussitôt Zamir.
Les deux femmes s’éloignèrent en courant dans le jardin, suivies d’un pas digne par le vieux mendiant. Le Derviche se leva à son tour avec un sourire en coin.
— Vous n’allez pas me laisser seul…
Il emboîta le pas à Malko. À la réception, un téléphone était décroché. Malko le prit et fit « allô ». Pas de réponse. L’employée s’était remise à ses comptes.
— Il n’y a personne, dit Malko.
L’autre haussa les épaules, pas émue.
— Oh, cela arrive souvent. Attendez, on va vous rappeler.
Elle prit l’appareil et le raccrocha. Malko s’assit sur le siège circulaire, en face de la réception. Intrigué. Le Derviche ne le décollait pas. Soudain, une phrase de Willard Troy lui revint en mémoire. « Un des rares trucs qui marche ici, c’est le téléphone ».
— Himmel !
Le Derviche sursauta. Malko était déjà en train de dévaler vers le jardin. L’Israélien s’élança à sa poursuite. Malko traversa la pelouse en trombe, sauta sur la plage. Cent mètres plus loin, il s’arrêta, l’estomac tordu d’angoisse.
Le feu blanc du Koala brillait à sa place habituelle. Il n’avait pas dérivé d’un centimètre. Par contre, il n’y avait aucune trace de Zamir et de Rhonda… Le Derviche et lui se regardèrent. Pas besoin de parler pour savoir ce qui s’était passé. Bien entendu le vieux mendiant s’était volatilisé.
La plage était déserte. Le Derviche retrouva le premier la parole.
— Ils vont les torturer, dit-il.
Malko ne répondit pas, un goût de cendres dans la bouche. Le kidnapping avait été bien monté. Où chercher Rachid Mounir et ses complices seychellois ? À la première incartade, il se faisait expulser de l’île. Les heures qui suivraient n’allaient pas être faciles.
D’un commun accord, les deux hommes reprirent la direction du Fisherman’s. Il n’y avait rien à faire sur la plage. À côté de la petite rivière, se trouvait un espace découvert relié à la route principale par un sentier. Les ravisseurs s’étaient sûrement enfuis par là. Machinalement, ils allèrent vers le bar. En montant les marches, Malko s’arrêta soudain.