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Je ne sais comment elle s’y prit, flatterie sans doute, promesses peut-être (coquetterie, je ne crois pas, car j’ai toujours connu Gladys froide et parfaitement pure), mais je reçus un matin une visite embarrassée de Chalonnes.

— Je voudrais ton avis, me dit-il… Gladys Pecks me propose de mettre à ma disposition pour l’hiver sa maison de La Napoule pour que je puisse travailler tranquillement. Je t’avoue que je n’ai pas très envie de quitter Paris… Et puis en ce moment, je ne me sens pas en forme… Seulement ça lui ferait plaisir elle est très emballée[185] par mon roman et il est assez tentant de penser que, peut-être, en quelques mois de solitude, je pourrais l’achever.

„Achever“ son roman me parut un curieux euphémisme, car je ne savais pas qu’il l’eût jamais commencé; mais, comme cela était dit avec un grand sérieux, je me gardai de relever le mot.

— Eh bien, lui dis-je, je suis enchanté; Mrs. Pecks a mille fois raison. Tu as certainement un grand talent, tu prodigues chaque jour dans de simples conversations des chapitres entiers d’un livre brillant. Si, la sollicitude d’une femme, une atmosphère de confiance, d’admiration te permettant d’exprimer enfin tout ce que nous savons si bien que tu as à dire, nous en serons tous très heureux… Accepte, mon vieux, tu me feras plaisir… Tu nous feras plaisir à tous.

Il me remercia et, quelques jours plus tard, vint m’annoncer qu’il partait. Nous n’eûmes de lui, pendant l’hiver, que quelques cartes. En février, j’allai le voir à La Napoule.

* * *

La maison des Pecks est très belle, ils ont fait restaurer le petit château fort provençal qui domine le golfe. Le contraste entre la rudesse des abords, des extérieurs, et le confort presque incroyable des appartements donne une impression de féerie. Les jardins sont en terrasse, très ingénieusement truqués, car il a fallu, pour les construire, au flanc d’un rocher, apporter des masses énormes de béton. Les Pecks ont fait venir, à grands frais, d’Italie, des cyprès qui encadrent de leurs hautes masses décoratives ce paysage artificiel e,t agressif. Quand j’arrivai, le butler[186] me dit que Monsieur travaillait et me fit attendre assez longtemps.

— Ah! mon cher, me dit Chalonnes, quand enfin il me reçut, je ne savais pas ce que c’était que le travail. J’écris dans la joie, dans l’abondance. Les idées m’entourent, m’assiègent, m’étourdissent. Ma plume ne peut pas aller assez vite pour noter les images, les souvenirs, les réflexions qui jaillissent de ma mémoire. Est-ce que toi aussi tu éprouves ça?

J’avouai avec humilité que ces crises de surabondance étaient chez moi plutôt rares; j’ajoutai qu’il me paraissait naturel qu’il fût plutôt que moi le sujet élu pour une telle visitation[187] et que son long silence avait dû lui permettre d’accumuler des matériaux comme aucun de nous n’avait pu le faire.

Je passai toute la soirée seul avec lui. (Mrs. Pecks était encore à Paris.) Je le trouvai curieusement changé. Un de ses grands charmes avait été jusqu’alors l’extrême variété de sa conversation. Pour moi qui ai peu le temps de lire, il était précieux de trouver en Chalonnes un homme qui lisait tout. C’était par lui que j’avais découvert les plus intéressants des jeunes. Comme il sortait tous les soirs, soit au théâtre, soit dans le monde, personne à Paris ne connaissait plus d’histoires, plus de drames intimes, plus de mots amusants. Surtout Chalonnes était un des rares amis avec qui on pût toujours parler de soi, de son travail, en sentant qu’on l’intéressait vraiment et que pendant votre discours il ne pensait pas à lui-même. Tout cela était très agréable.

Or le Chalonnes de La Napoule, tel que je le retrouvais, était devenu tout différent. Depuis deux mois il n’avait pas ouvert un livre, il n’avait vu personne. Il ne parlait plus, à la lettre, que de son roman. Je lui donnai des nouvelles de nos amis. Il m’écouta un instant, puis sortit de sa poche un petit carnet et prit une note.

— Qu’est-ce que tu fais? lui dis-je.

— Oh! rien, c’est une idée que je viens d’avoir pour mon livre et que je ne veux pas laisser échapper.

Un instant après, comme je lui citais un mot d’un des modèles de Beltara, le carnet reparut.

— Encore! Mais c’est une manie.

— Mon cher, c’est que j’ai un personnage qui par certains côtés tient de Beltara. Ce que tu viens de me dire peut m’être très utile.

Il avait le terrible professionnalisme des néophytes, le zèle des convertis[188]. J’avais sur moi quelques chapitres de mon nouveau livre, que j’avais apportés pour les lire à Chalonnes et pour avoir son avis, comme je le faisais toujours. II me fut impossible d’obtenir qu’il m’écoutât; je décidai qu’il était devenu ennuyeux, insupportable. Il acheva de m’irriter en jugeant des maîtres[189] que nous avions toujours respectés avec une légèreté dédaigneuse.

— Tu trouvés? disait-il. Le naturel de Stendhal? Oui… Ça t’épate tant que ça, toi? Au fond, c’est roman-feuilleton tout de même, tant la Chartreuse que le Rouge[190], Je crois qu’on peut faire beaucoup mieux…

Je fus presque heureux de le quitter.

* * *

Quand je revins à Paris, je reconnus tout de suite les admirables qualités de manager[191] de Gladys Pecks. On parlait déjà beaucoup du livre de Chalonnes et on en parlait comme il convenait. Nulle trace de cette réclame grossière et tapageuse qui écarte les délicats. Il semblait que cette femme eût trouvé le secret de la publicité mystérieuse et qu’elle sût projeter sur un nom comme une obscure clarté. Paul Morand[192] disait d’elle qu’elle avait ouvert l’hermétisme.

De tous côtés, on me demandait: „Vous venez du Midi? Vous avez vu Chalonnes? Il paraît que c’est remarquable, son bouquin“.

Gladys Pecks passa le mois de mars à La Napoule et nous dit que le livre était presque achevé, mais que Chalonnes n’avait rien voulu lui montrer. Il disait que son œuvre formait un tout, que ce serait la déflorer dangereusement que d’en laisser voir des fragments isolés.

Enfin, au début d’avril, elle nous apprit que Chalonnes rentrait et que, sur sa demande, elle nous convoquait à venir passer un de nos samedis soir chez elle pour entendre la lecture du roman.

Cette lecture! Je crois qu’aucun de nous ne l’oubliera de sa vie. Le salon de la rue François Ier avait été préparé avec un art parfait de la mise en scène. Toutes les lumières étaient éteintes, sauf une grosse lampe de Venise dont la lumière laiteuse éclairait doucement le lecteur, le manuscrit et une adorable branche de prunus[193] placée derrière Chalonnes dans un vase chinois. Le téléphone avait été coupé. Les domestiques avaient reçu l’ordre de ne nous déranger sous aucun prétexte. Chalonnes était nerveux, faussement gai, assez fat, Mrs. Pecks radieuse et triomphante. Elle l’installa, lui donna un verre d’eau, régla l’abat-jour; il mit de grosses lunettes d’écaille, éclaircit sa voix et enfin commença..

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185

emballée — enthousiasmée.

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186

butler [bʌtlə] (angl.) — majordome, chef des domestiques d’une maison riche.

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187

visitation (f) — ici: inspiration.

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188

néophyte (m), converti (ni) — personne qui a nouvellement adopté une religion, une doctrine, une opinion, etc.

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189

maîtres (m pl) — hommes d’art éminents.

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190

La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir — romans de Stendhal.

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191

manager [' mænidʒə] (angl.) — imprésario, personne qui organise des concerts, des représentations théâtrales, etc.

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192

Morand, Paul (né en 1889) — écrivain français.

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193

prunus (m) — prunier.