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Le lendemain, elle quitta Paris; Henri Stahl la suivit dévotement. Dans chaque hôtel, Jenny trouvait sa chambre pleine de roses. Quand elle revint à Paris, elle avait oublié son mathématicien romantique.

Ce fut un an plus tard qu’elle reçut une lettre d’un colonel Genevrière, qui lui demandait un rendez-vous, pour affaire personnelle. La lettre était correcte et digne; il n’y avait aucune raison pour refuser l’entrevue demandée. Jenny pria le colonel de venir la voir chez elle, un samedi après-midi. Il vint en civil, vêtu de noir. Elle l’accueillit avec l’aisance gracieuse qu’elle devait à la scène autant qu’à la nature, mais son attitude, comme il était naturel, exprimait une muette interrogation: „Que lui voulait ce visiteur inconnu?“ Elle attendit.

— Je vous remercie, Mademoiselle, de m’avoir reçu. Je ne pouvais guère expliquer, par lettre, l’objet de ma visite. Si je me suis permis, de vous demander un rendez-vous, ce n’est pas l’homme qui a eu cette audace, c’est le père… Vous me voyez vêtu de noir. Le deuil que je porte est celui de mon fils, le lieutenant André Genevrière, tué à Madagascar[258], il y a deux mois.

Jenny fit un geste, comme pour dire: „Je compatis de tout cœur, mais…“

— Vous ne connaissiez pas mon fils, Mademoiselle… Je le sais… Mais lui vous connaissait et vous admirait… Cela va vous paraître à peine vraisemblable… et pourtant ce que je vais vous dire est vrai. Vous étiez l’être du monde qu’il admirait et qu’il aimait le plus…

— Je crains de comprendre, colonel… Il vous l’avait dit?

— A moi? Non… Il l’avait dit à sa sœur, qui était sa confidente… Tout avait commencé un jour où il était allé, avec elle, voir une représentation du Jeu de l’Amour et du Hasard…[259] Mes enfants étaient revenus en parlant de vous avec enthousiasme: „Tant de pudeur délicate“, disaient-ils, „tant d’émouvante poésie…“ Enfin mille choses qui étaient vraies, je n’en doute pas, mais auxquelles l’ardeur de la jeunesse, son besoin d’absolu…[260] Mon pauvre fils était un romanesque[261] et un romantique.

— Mon Dieu! s’écria Jenny, c’est donc bien lui qui…?

— Oui, Mademoiselle. Le Polytechnicien qui, tous les mercredis, pendant un an, vous apporta un bouquet de violet tes était mon fils André… Cela aussi, je le tiens, de ma fille… J’espère que cet enfantillage, qui était un hommage, ne vous avait pas déplu?.. Il vous aimait tant, vous, ou peut-être l’image qu’il avait formée de vous… Les murs de sa chambre étaient couverts de vos portraits… Que de démarches sa sœur a faites, chez vos photographes, pour lui en offrir un de plus!.. A l’Ecole, ses camarades le blaguaient sur cette passion… „Ecris-lui donc!“ disaient-ils.

— Que ne l’a-t-il fait?

— Il l’a fait, Mademoiselle, et je vous apporte toute une liasse de lettres qui ne furent jamais envoyées et que nous avons retrouvées, après sa mort.

Le colonel tira de sa poche un paquet qu’il remit à Jenny. Elle me l’a, un jour, montré; l’écriture est fine, rapide, difficile… Une écriture de mathématicien; un style de poète.

— Vous garderez ces lettres, Mademoiselle; elles vous appartiennent… Et vous excuserez cette étrange démarche… J’ai cru la devoir au souvenir de mon fils… Il n’y avait, dans le sentiment que vous lui aviez inspiré, rien d’irrespectueux ni de léger. Vous représentiez pour lui la perfection, la grâce… Et je vous assure qu’André était digne de son grand amour.

— Mais pourquoi n’a-t-il pas demandé à me voir? Pourquoi n’ai-je pas moi-même tenté de le rencontrer?.. Ah! je m’en veux… Je m’en veux.

— N’ayez aucun remords, Mademoiselle… Vous ne pouviez deviner… Si André a demandé, dès sa sortie de l’Ecole, à partir pour Madagascar, ce fut à cause de vous, certes… Oui, il avait dit à sa sœur: „Ou j’échapperai, par l’éloignement, à cette passion sans espoir, ou je ferai de grandes choses, et alors…“

N’était-ce pas déjà de grandes choses, dit Jenny, que cette fidélité, cette persévérance et cette discrétion!

Puis, comme le colonel se levait, elle prit ses deux mains:

— Je crois que je n’ai rien fait de mal, dit-elle, et pourtant… Et pourtant il me semble que j’ai, moi aussi, des devoirs envers cette ombre, hélas! insatisfaite… Ecoutez, colonel, dites-moi où votre fils est enterré… Je vous jure que, jusqu’à ma mort, j’irai placer, chaque mercredi, un bouquet de violettes sur sa tombe.

— Et voilà pourquoi, conclut Léon Laurent, voilà pourquoi pendant toute sa vie, notre Jenny, qui passe pour sceptique, désabusée, certains disent même cynique, a, chaque mercredi, quitté amis, travail et même amour, pour aller, seule, au cimetière Montparnasse, sur la tombe d’un lieutenant qu’elle n’a jamais connu… Vous voyez que j’avais raison et que cette histoire est trop sentimentale pour notre temps.

Un silence passa, puis Bertrand Schmitt dit:

— Il y aura toujours du romanesque au monde pour ceux qui en sont dignes.

IRÈNE

— Je suis contente de sortir avec vous ce soir, dit-elle. La semaine a été dure. Tant de travail et tant de déceptions… Mais vous êtes là, je n’y pense plus… Ecoutez… Nous allons voir un merveilleux film…

— Ne croyez pas, dit-il d’un air boudeur, que vous me traînerez ce soir au cinéma.

— C’est dommage, dit-elle… Je me réjouissais de voir ce film avec vous… Mais cela ne fait rien… Je connais à Montparnasse une boîte nouvelle où dansent de merveilleux Martiniquais…[262]

— Ah! non, dit-il avec force… Pas de musique noire, Irène… J’en suis saturé.

— Et que voulez-vous faire? dit-elle.

— Vous le savez bien, dit-il… Dîner dans un petit restaurant tranquille, parler, rentrer chez vous, m’étendre sur un divan et rêver…

— Eh bien! non! dit-elle à son tour… Non…! Vous êtes vraiment trop égoïste, mon cher… Vous semblez tout surpris?.. C’est que personne ne vous dit jamais la vérité… Personne… Vous avez pris l’habitude de voir les femmes accepter vos désirs comme des lois… Vous êtes une sorte de sultan moderne… Votre harem est ouvert… Il s’étend sur dix pays… Mais c’est un harem… Les femmes sont vos esclaves… Et la vôtre plus que toutes les autres… Si vous avez envie de rêver, elles doivent vous regarder rêver. Si vous avez envie de danser, elles doivent s’agiter. Si vous avez écrit quatre lignes, elles doivent les écouter. Si vous avez envie d’être amusé, elles doivent se changer en Schéhérazade…[263] Encore une fois, non, mon cher!.. Il y aura au moins une femme au monde qui ne se pliera pas à vos caprices…

Elle s’arrêta et reprit, d’un ton plus doux:

— Quelle tristesse, Bernard!.. Je me réjouissais tant de vous voir… Je pensais que vous m’aideriez à oublier mes ennuis… Et vous arrivez, ne pensant qu’à vous… Allez-vous-en… Vous reviendrez quand vous aurez appris à tenir compte de l’existence des autres…

Toute la nuit, étendu sans dormir, Bernard médita tristement. Irène avait raison. Il était odieux. Non seulement il trompait et abandonnait Alice, qui était douce, fidèle et résignée mais il la trompait sans amour. Pourquoi était-il aussi fait? Pourquoi ce besoin de conquête et de domination? Pourquoi cette impuissance à „tenir compte de l’existence dos autres“? Méditant sur son passé, il revit une jeunesse difficile, des femmes inaccessibles. Il y avait de la revanche dans son égoïsme, de la timidité dans son cynisme. Ce n’était pas un sentiment très noble.

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258

Madagascar — grande île de l’océan Indien, voisine de l’Afrique, colonie de la France de 1896 à 1958.

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259

Le Jeu de l’Amour et du Hasard — comédie de Marivaux Pierre de (1688–1763) — auteur comique français.

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260

besoin d’absoluici: besoin d’idéal.

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261

un romanesque — un rêveur.

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262

Montparnasse — quartier de Paris; boîte (f) — cabaret; Martiniquais — habitants de la Martinique, petite île de l’archipel des Antilles, entre les deux Amériques.

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263

Schéhérazade — personnage légendaire du folklore arabe. Chaque nuit elle racontait au schah de Perse son époux les contes qui forment le recueil des Mille et une Nuits.