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„Noble? pensa-t-il… Je tombe dans les platitudes“. Il fallait, être dur. En amour, qui ne dévore pas est dévoré. Tout de même, ce devait être une délivrance parfois que de céder, d’être enfin le plus faible, de chercher son bonheur dans celui d’un autre.

Isolées, séparées par des silences de plus en plus longs, les dernières voitures regagnaient les garages… Chercher son bonheur dans celui d’une autre? Ne le pouvait-il pas? Qui l’avait condamné à la cruauté? Tout homme n’a-t-il pas le droit, à chaque moment, de recommencer sa vie? Et pouvait-il, pour ce rôle nouveau, trouver meilleur partenaire qu’Irène? Irène si touchante, avec son unique robe du soir, ses bas reprisés, son manteau râpé. Irène si belle et si pauvre. Si généreuse dans sa pauvreté. Dix fois il avait surprise secourant des étudiants russes, plus pauvres qu’elle, et qui, sans elle, seraient morts de faim. Elle travaillait six jours par semaine dans un magasin, elle qui, avant la Révolution[264], avait été élevée en fille princière. Elle n’en parlait jamais… Irène… Comment avait-il pu lui marchander les plaisirs naïfs d’un soir de liberté?

Bruyant, faisant trembler les vitres, le dernier autobus passa. Maintenant aucun bruit ne couperait plus le trait continu de la nuit. Las de lui-même, Bernard chercha le sommeil. Soudain une grande paix le baigna. II avait pris une résolution. Il se consacrerait au bonheur d’Irène. Il serait pour elle un ami tendre, prévenant, soumis. Oui, soumis. Cette décision le calma si bien qu’il s’endormit presque tout de suite.

* * *

Le lendemain matin, quand il se réveilla, il était encore tout heureux. Il se leva et s’habilla en chantant, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son adolescence.

„Ce soir, pensa-t-il, j’irai voir Irène, lui demander mon pardon“.

Comme il nouait sa cravate, le téléphone sonna.

— Allô! dit la voix chantante d’Irène… C’est vous, Bernard?.. Ecoutez… Je n’ai pas pu dormir. J’étais pleine de remords… Comme je vous ai traité, hier soir… II faut me pardonner… Je ne sais ce que j’avais…

— Au contraire, c’est moi, dit-il… Irène, toute la nuit, je me suis juré de changer.

— Quelle folie, dit-elle, surtout ne changez pas… Ah! Non! Ce qu’on aime en vous, Bernard, c’est justement ces caprices, ces exigences, ce caractère d’enfant gâté… C’est si agréable, un homme qui vous oblige à faire des sacrifices… Je voulais vous dire que je suis libre ce soir et que je ne vous imposerai aucun programme… Disposez de moi…

Bernard, en raccrochant le récepteur, secoua la tête avec tristesse.

LA RENTRÉE

Dans la voiture, en roulant vers la gare, le petit Alain fui très gai. II n’avait jamais quitté fa maison et l’idée d’entrer, comme interne, dans une école de montagne, ne lui déplaisait pas. Des camarades lui avaient raconté que l’on y travaillait moins qu’au lycée. Alain avait vu le directeur. M. Benzod, quand celui-ci était venu à Paris, et il l’avait trouvé doux et rassurant.

— Vous savez, papa, il a dit que, pendant l’hiver, les classes de l’après-midi sont supprimées et que les élèves patinent ou font du ski.

— J’espère que tu feras aussi un peu de latin, soupira M. Schmitt, tu en as besoin.

Sur le quai, devant un train aux voitures neuves et brillantes, Alain se mit à chanter de plaisir. Il était fier de son costume beige, de sa valise de cuir, de ses gants marron, fier surtout de partir en voyage seul avec son père.

— Qu’est-ce que nous allons faire dans le train, papa?

— Pour moi, j’ai apporté du travail, mon petit… Toi? si tu veux, je vais t’acheter des journaux illustrés… Tu n’as pas de livre?

— Non, papa, mais ça ne fait rien… Je me promènerai, dans le couloir… Je regarderai la voie…

11 disparut et revint, deux minutes plus tard, tout excité:

— Papa! J’ai trouvé un camarade!.. Jean-Louis Dujarrique… Il est trois compartiments plus loin, avec sa mère.

— Il rentre, lui aussi?

— Oui, mais pas dans la même école que moi: lui, ça s’appelle le Prieuré[265].

— C’est dommage qu’il n’aille pas chez M. Benzod; vous auriez été deux Français. Mais vous pourrez vous voir de temps à autre… En attendant, va le rejoindre et jouez ensemble pendant le voyage.

Bertrand Schmitt aimait les enfants, mais ne pouvait cacher son impatience quand son travail était interrompu par eux. Alain, qui connaissait l’air absent de sou père, se hâta de disparaître. Le train roulait. M. Schmitt, quand il levait ses yeux distraits, voyait deux garçons de douze ans, passer et repasser dans le couloir, sur un fond de poteaux, de rivières, de collines. Une heure plus tard, Alain revint, très ému:

— Papa, vous savez ce qu’il m’a dit Jean-Louis? Qu’il est très malheureux dans son école… Que les grands sont cruels… Qu’on lui prend tout, ses livres, ses bonbons, et que, s’il résiste, ils le boxent ou le pressent contre un mur jusqu’à ce qu’il étouffe.

— Et pourquoi ne se défend-il pas?

— Mais papa, il est le seul Français de l’école… Il a supplié sa mère de ne pas le renvoyer au Prieuré, de le garder à la maison, à Paris, mais elle ne veut pas parce qu’elle vient de se remarier avec un Russe dont elle est amoureuse, le colonel Kiriline… et Jean-Louis la gêne.

Son père le regarda avec surprise.

— Qui t’a raconté cette histoire?

— Jean-Louis.

— Jean-Louis a tort de parler de ses parents sur ce ton.

— Sur quel ton, papa? II m’a dit qu’il aime beaucoup sa maman, qu’elle aussi l’aimait, que depuis la mort de son père elle s’est occupée de lui très bien… Mais maintenant elle est amoureuse.

— N’emploie pas des mots que tu ne comprends pas… Comment est-elle, cette Mme Dujarrique?

— Mais, papa, elle ne s’appelle plus Mme Dujarrique; elle s’appelle Mme Kiriline… Elle est très jolie… Voulez-vous que je vous conduise dans son compartiment? C’est tout près.

— Tout à l’heure, mon petit.

— Papa, est-ce que vous croyez que, s’il y a des grands chez M. Benzod, ils vont me battre?

— J’espère bien que tu rendras les coups. D’ailleurs, M. Benzod m’a paru être un homme énergique, qui doit maintenir la discipline dans son école… Va rejoindre ton ami.

A Dijon, M. Schmitt descendit sur le quai de la gare pour faire quelques pas et y trouva les deux enfants. Jean-Louis était un beau petit garçon, aux grands yeux tristes et profonds.

— Papa, je vous présente Jean-Louis.

Bertrand Schmitt essaya de donner quelques conseils:

— Si les grands vous persécutent, il faut aller à eux, faire amitié avec eux… Je ne pense pas qu’au fond ils soient méchants.

— Ces types-là? dit Jean-Louis… Ils se ficheraient rudement de moi… Si on ne dit pas comme eux, ils vous mettent en quarantaine…

Au départ, Alain remonta dans le compartiment de son père.

— Savez-vous ce que me disait Jean-Louis, papa, au moment où vous nous avez rejoints?.. II disait: „Je suis tellement malheureux de retourner dans cette boîte que je voudrais me jeter sous les roues, seulement je n’ose pas… Pousse-moi, Alain, tu me rendras service et je te laisserai toute ma fortune…“ Parce que vous savez, comme il a perdu son papa, il a une fortune… Mais moi, je n’ai pas voulu.

— J’espère bien… Il est un peu fou, ton ami…

— Non, il n’est pas fou… Vous savez, papa, il dit que si sa mère se représentait sa vie là-bas, les batailles avec les grands et, le soir, dans son lit, quand il pleure, elle n’aurait pas le courage de le renvoyer dans cette école…

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264

La Révolution — la Grande Révolution d’Octobre (Irène était Russe).

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265

le Prieuré — maison d’une communauté religieuse dont le chef est nommé prieur.