CASSIO. – Je vous en remercie humblement. Jamais je n’ai connu de Florentin plus obligeant et si honnête.
(Entre Émilia.)
ÉMILIA. – Bonjour, brave lieutenant; je suis fâchée de votre chagrin; mais tout sera bientôt réparé. Le général et sa femme s’en entretiennent, et elle parle avec chaleur pour vous. Le More répond que celui que vous avez blessé jouit d’une haute considération dans Chypre, tient à une noble famille; qu’ainsi la saine prudence le force à vous refuser: mais il proteste qu’il vous aime et n’a besoin d’aucune sollicitation autre que son affection pour vous, pour saisir aux cheveux la première occasion de vous remettre en place.
CASSIO. – Néanmoins, je vous en supplie, si vous le jugez à propos, et si cela se peut, ménagez-moi un moment d’entretien avec Desdémona seule.
ÉMILIA. – Venez donc, entrez: je veux vous mettre à portée de lui ouvrir librement votre âme.
CASSIO. – Que je vous ai d’obligations!
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une chambre dans le château.
Entrent OTHELLO, JAGO et DES OFFICIERS.
OTHELLO. – Jago, remettez ces lettres au pilote, et chargez-le d’offrir mes hommages au sénat; après quoi, revenez me joindre aux forts que je vais visiter.
JAGO. – Bon, mon seigneur, je vais le faire.
OTHELLO, aux officiers. – Ces fortifications, messieurs, allons-nous les voir?
LES OFFICIERS. – Nous voilà prêts à suivre Votre Seigneurie.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Devant le château.
Entrent DESDÉMONA, CASSIO ET ÉMILIA.
DESDÉMONA. – Soyez sûr, bon Cassio, que j’emploirai en votre faveur toute mon éloquence.
ÉMILIA. – Faites-le, chère madame. Je sais que ceci afflige mon mari comme si c’était sa propre affaire.
DESDÉMONA. – Oh! c’est un brave homme. N’en doutez point, Cassio; je vous reverrai, mon seigneur et vous, aussi bons amis qu’auparavant.
CASSIO. – Généreuse dame, quoi qu’il arrive de Michel Cassio, il ne sera jamais autre chose que votre fidèle serviteur.
DESDÉMONA. – Oh! je vous en remercie. Vous aimez mon seigneur, vous le connaissez depuis longtemps. Soyez bien sûr qu’il ne vous laissera éloigné de lui qu’aussi longtemps qu’il y sera forcé par une politique nécessaire.
CASSIO. – Oui; mais, madame, cette politique peut durer si longtemps, se nourrir d’une suite de prétextes si faibles et si subtils, renaître de tant de circonstances, que ma place étant remplie et moi absent, mon général oubliera mon zèle et mes services.
DESDÉMONA. – Ne le craignez pas. Ici, devant Émilia, je vous réponds de votre place. Soyez certain que lorsqu’une fois je promets de rendre un service, je m’en acquitte jusqu’au moindre détail. Mon seigneur n’aura point de repos; je le tiendrai éveillé jusqu’à ce qu’il s’adoucisse [10]; je lui parlerai jusqu’à lui faire perdre patience; son lit deviendra pour lui une école, sa table un confessional; je mêlerai à tout ce qu’il fera la requête de Cassio. Allons, un peu de gaieté, Cassio: votre défenseur mourra plutôt que d’abandonner votre cause.
(Entrent Othello et Jago, à distance.)
ÉMILIA. – Madame, voilà mon seigneur qui vient.
CASSIO. – Madame, je vais prendre congé de vous.
DESDÉMONA. – Pourquoi? demeurez, entendez-moi lui parler.
CASSIO. – Pas en ce moment, madame. Je suis fort mal à l’aise et très-peu propre à me servir moi-même.
DESDÉMONA. – Bien, faites comme il vous plaira.
(Cassio sort.)
JAGO. – Ah! ah! ceci me déplaît.
OTHELLO. – Que dis-tu?
JAGO. – Rien, seigneur, ou si… Je ne sais trop…
OTHELLO. – N’est-ce pas Cassio qui vient de quitter ma femme?
JAGO. – Cassio, seigneur? Non sûrement, je ne puis croire qu’il eût voulu s’enfuir ainsi comme un coupable, en vous voyant arriver.
OTHELLO. – Je crois que c’était lui.
DESDÉMONA. – Vous voilà de retour, mon seigneur? Je m’entretenais ici avec un suppliant, un homme qui languit sous le poids de votre déplaisir.
OTHELLO. – De qui voulez-vous parler?
DESDÉMONA. – Eh! de Cassio, votre lieutenant. Mon cher seigneur, si j’ai quelque attrait à vos yeux, quelque pouvoir de vous toucher, réconciliez-vous tout de suite avec lui; car si ce n’est pas un homme qui vous aime de bonne foi, qui ne s’est égaré que par ignorance et sans dessein, je ne me connais pas à l’honnêteté d’un visage. Je t’en prie, rappelle-le.
OTHELLO. – Est-ce lui qui vient de sortir?
DESDÉMONA. – Lui-même, mais si humilié, qu’il m’a laissé une partie de ses chagrins: je souffre avec lui. – Mon cher amour, rappelle-le.
OTHELLO. – Pas encore, douce Desdémona; dans quelque autre moment.
DESDÉMONA. – Mais sera-ce bientôt?
OTHELLO. – Aussitôt qu’il se pourra, chère amie, à cause de vous.
DESDÉMONA. – Sera-ce ce soir au souper?
OTHELLO. – Non, pas ce soir.
DESDÉMONA. – Demain donc au dîner?
OTHELLO. – Je ne dîne pas demain au logis; je suis invité par les officiers à la citadelle.
DESDÉMONA. – Eh bien! demain soir, ou mardi matin, ou mardi à midi ou le soir, ou mercredi matin: je t’en prie, fixe le moment, mais qu’il ne passe pas trois jours. – En vérité, il est repentant, et cependant sa faute, selon l’opinion commune, et si ce n’est que la guerre exige, dit-on, qu’on fasse quelquefois des exemples sur les meilleurs sujets, est une faute qui mérite à peine une réprimande secrète. Quand reviendra-t-il? Dis-le-moi, Othello. Je me demande avec étonnement dans mon âme ce que vous pourriez demander que je voulusse vous refuser, ou qui pût me faire hésiter si longtemps sur la réponse. Comment, Michel Cassio, lui qui venait avec vous quand vous me faisiez la cour, qui plus d’une fois, lorsque je parlais de vous d’un ton de blâme, a pris votre parti, avoir tant à plaider pour obtenir son rappel! Croyez-moi, je vous accorderais beaucoup plus…
OTHELLO. – Assez, assez, je t’en prie; qu’il revienne quand il voudra; je ne veux te rien refuser.
DESDÉMONA. – Quoi! mais ce n’est point une grâce; c’est comme si je vous conjurais de porter vos gants, de vous nourrir de mets sains, de vous vêtir chaudement, comme si je vous suppliais de faire quelque chose qui dût tourner à votre propre avantage. Oh! quand j’aurai à demander une grâce où je voudrai véritablement intéresser votre amour, ce sera une chose de poids, difficile et dangereuse à accorder.
OTHELLO. – Je ne veux rien te refuser: mais à mon tour, je t’en prie, laisse-moi un moment à moi-même.
DESDÉMONA. – Vous refuserai-je? Non. Adieu, seigneur.
OTHELLO. – Adieu, ma Desdémona; je te joindrai bientôt.
DESDÉMONA. – Émilia, venez. – (À Othello.) Qu’il en soit selon votre fantaisie: quelle qu’elle soit, je suis soumise.
(Desdémona sort avec Émilia.)
OTHELLO. – Adorable créature! – Que l’enfer me saisisse, s’il n’est pas vrai que je t’aime; et si je ne t’aimais plus, le chaos reviendrait.