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LE DUC. – Qu’il en soit comme vous le déciderez entre vous; qu’elle reste ou qu’elle vous suive. Le danger presse, que votre célérité y réponde. Il faut partir cette nuit.

DESDÉMONA. – Cette nuit, seigneur?

LE DUC. – Cette nuit.

OTHELLO. – De tout mon cœur.

LE DUC. – À neuf heures du matin nous nous retrouverons ici. Othello, laissez un officier auprès de nous; il vous portera votre commission, ainsi que tout ce qui pourra intéresser votre poste ou vos affaires.

OTHELLO. – Je laisserai mon enseigne, s’il plaît à Votre Seigneurie; c’est un homme d’honneur et de confiance; je remets ma femme à sa conduite, ainsi que tout ce que Vos Excellences jugeront à propos de m’adresser.

LE DUC. – Qu’il en soit ainsi. – Je vous salue tous. (À Brabantio.) Et vous, noble seigneur, s’il est vrai que la vertu ne manque jamais de beauté, votre gendre est bien plus beau qu’il n’est noir.

PREMIER SÉNATEUR. – Adieu, brave More. Traitez bien Desdémona.

BRABANTIO. – Veille sur elle, More; aie l’œil ouvert sur elle; elle a trompé son père, et pourra te tromper.

OTHELLO. – Ma vie sur sa foi! (Le duc sort avec les sénateurs.) Honnête Jago, il faut que je te laisse ma Desdémona. Donne-lui, je te prie, ta femme pour compagne; et choisis pour les amener le temps le plus favorable. – Viens, Desdémona, je n’ai à passer avec toi qu’une heure pour l’amour, les affaires et les ordres à donner. Il faut obéir à la nécessité.

(Ils sortent.)

RODERIGO. – Jago?

JAGO. – Que dites-vous, noble cœur?

RODERIGO. – Devines-tu ce que je médite?

JAGO. – Mais, de gagner votre lit et de dormir.

RODERIGO. – Je veux à l’instant me noyer.

JAGO. – Oh! si vous vous noyez, je ne vous aimerai plus après; et pourquoi, homme insensé?

RODERIGO. – C’est folie de vivre quand la vie est un tourment: et quand la mort est notre seul médecin, alors nous avons une ordonnance pour mourir.

JAGO. – Ô lâche! depuis quatre fois sept ans j’ai promené ma vue sur ce monde; et, depuis que j’ai su discerner un bienfait d’une injure, je n’ai pas encore trouvé d’homme qui sût bien s’aimer lui-même. Plutôt que de dire que je veux me noyer pour l’amour d’une fille [6], je changerais ma qualité d’homme contre celle de singe.

RODERIGO. – Que puis-je faire? Je l’avoue, c’est une honte que d’être épris de la sorte; mais il n’est pas au pouvoir de la vertu de m’en corriger.

JAGO. – La vertu! baliverne: c’est de nous-mêmes qu’il dépend d’être tels ou tels. Notre corps est le jardin, notre volonté le jardinier qui le cultive. Que nous y semions l’ortie ou la laitue, l’hysope ou le thym, des plantes variées ou d’une seule espèce; que nous le rendions stérile par notre oisiveté, ou que notre industrie le féconde, c’est en nous que réside la puissance de donner au sol ses fruits, et de changer à notre gré. Si la balance de la vie n’avait pas le poids de la raison à opposer au poids des passions, la fougue du sang et la bassesse de nos penchants nous porteraient aux plus absurdes inconséquences; mais nous avons la raison pour calmer la fureur des sens, émousser l’aiguillon de nos désirs, et dompter nos passions effrénées; d’où je conclus que ce que vous appelez amour est une bouture ou un rejeton.

RODERIGO. – Cela ne peut être.

JAGO. – C’est uniquement un bouillonnement du sang que permet la volonté. Allons, soyez homme. Vous noyer! Noyez les chats et les petits chiens aveugles. J’ai fait profession d’être votre ami; et je proteste que je suis attaché à votre mérite par des câbles solides. Jamais je n’aurais pu vous être plus utile qu’à présent. Mettez de l’argent dans votre bourse; suivez ces guerres; déguisez votre bonne grâce sous une barbe empruntée. Je le répète, mettez de l’argent dans votre bourse. Il est impossible que la passion de Desdémona pour le More dure longtemps;… mettez de l’argent dans votre bourse;… ni la sienne pour elle. Le début en fut violent: vous verrez cela finir par une rupture aussi brusque. – Mettez seulement de l’argent dans votre bourse… Ces Mores sont changeants dans leurs volontés… Remplissez votre bourse d’argent… La nourriture qu’il trouve aujourd’hui aussi délicieuse que les sauterelles, bientôt lui semblera aussi amère que la coloquinte… Elle doit changer, car elle est jeune; dès qu’elle sera rassasiée des caresses du More, elle verra l’erreur de son choix… Elle doit changer; elle le doit; ainsi mettez de l’argent dans votre bourse. Si vous voulez absolument vous damner, faites-le d’une manière plus agréable qu’en vous noyant… Recueillez autant d’argent que vous pouvez. Si le sacrement et un vœu fragile, contracté entre un barbare vagabond et une rusée Vénitienne, ne sont pas plus forts que mon esprit et toute la bande de l’enfer, vous la posséderez: ainsi ramassez de l’argent. La peste soit de la noyade, il est bien question de cela! Faites-vous pendre s’il le faut, en satisfaisant vos désirs, plutôt que de vous noyer en vous passant d’elle.

RODERIGO. – Promets-tu de servir fidèlement mes espérances, si je consens à en attendre le succès?

JAGO. – Comptez sur moi. – Allez, amassez de l’argent. – Je vous l’ai dit souvent, et vous le redis encore, je hais le More. Ma cause me tient au cœur; la vôtre n’est pas moins fondée. Unissons-nous dans notre vengeance contre lui. Si vous pouvez le déshonorer, vous vous procurez un plaisir, et à moi un divertissement. Il y a dans le sein du temps plus d’un événement dont il accouchera. En avant, allez, procurez-vous de l’argent: nous en parlerons plus au long demain. Adieu.

RODERIGO. – Où nous retrouverons-nous demain matin?

JAGO. – À mon logement.

RODERIGO. – Je serai avec vous de bonne heure.

JAGO. – Partez, adieu. Entendez-vous, Roderigo?

RODERIGO. – Quoi?

JAGO. – Ne songez plus à vous noyer. Entendez-vous?

RODERIGO. – J’ai changé de pensée. Je vais vendre toutes mes terres.

JAGO. – Allez, adieu; remplissez bien votre bourse. (Roderigo sort.) – C’est ainsi que je fais ma bourse de la dupe qui m’écoute: et ne serait-ce pas profaner l’habileté que j’ai acquise, que d’aller perdre le temps avec un pareil idiot sans plaisir ni profit pour moi? Je hais le More: et c’est l’opinion commune qu’entre mes draps il a rempli mon office; j’ignore si c’est vrai: mais pour un simple soupçon de ce genre, j’agirai comme si j’en étais sûr. Il m’estime; mes desseins n’en auront que plus d’effet sur lui. – Cassio est l’homme qu’il me faut. – Voyons maintenant… Gagner sa place, et donner un plein essor à mon désir. – Double adresse. – Mais comment? comment? – Voyons. Au bout de quelque temps tromper l’oreille d’Othello en insinuant que Cassio est trop familier avec sa femme. Cassio a une personne, une fraîcheur, qui prêtent aux soupçons. Il est fait pour rendre les femmes infidèles. Le More est d’un naturel franc et ouvert, prêt à croire les hommes honnêtes dès qu’ils le paraissent: il se laissera conduire par le nez aussi aisément que les ânes. – Je le tiens. – Le voilà conçu… L’enfer et la nuit feront éclore à la lumière ce fruit monstrueux.

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE.