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Amandine signala à son stagiaire que les manipulations étaient terminées, se chargea de nettoyer et désinfecter le matériel, puis jeta sa tenue dans une corbeille à déchets infectieux. Elle ne portait pas de charlotte : ses cheveux, d’à peine quelques millimètres, dévoilaient un crâne presque chauve qui interpellait tous ceux qui la rencontraient pour la première fois. D’ordinaire, on voyait ça chez les mecs, rarement chez les belles femmes rousses. Amandine n’avait les cheveux longs que sur quelques rares photos, dont les plus récentes dataient de trois ou quatre ans.

Elle fit un détour par son bureau, histoire de récupérer ses effets personnels, avant de retrouver son collègue Johan Dutreille sur le parking bondé de l’Institut Pasteur, à Paris. Ici comme à Lille, des milliers de passionnés menaient des recherches sur le cancer, Alzheimer, les gènes, repoussaient les maladies, les combattaient, fidèles à l’esprit de Louis Pasteur. « Guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours. » Le tout, avec la générosité des gens. Si Pasteur-Lille et Pasteur-Paris existent encore de nos jours, c’est en très grande partie grâce aux dons.

Les deux microbiologistes franchirent la barrière de sécurité et se retrouvèrent en plein 15e arrondissement, pas loin de la gare Montparnasse et de sa tour gigantesque. Ils prirent la route au volant de la Kangoo de Johan. Dans le coffre se trouvait déjà tout le matériel nécessaire à leur intervention, impeccablement ordonné de part et d’autre, avec une rangée centrale entre les valises et les jerricanes. Dans le monde de Johan, tout devait être symétrique, et c’était sans doute pour cette raison qu’une grande raie fendait en deux sa chevelure noire. Amandine boucla sa ceinture.

— T’en sais peut-être plus que moi sur cette affaire du Marquenterre ? J’ai l’impression que Jacob ne m’aime pas beaucoup.

— Mais si, il t’aime bien, faut lui laisser le temps de s’acclimater à la capitale. Il vient du Sud, il l’a un peu mauvaise. Et puis Jacob a la pression. Jamais facile de débarquer et de succéder au départ en retraite de l’un de nos plus prestigieux chercheurs…

Amandine regarda son collègue de travers. Ils avaient le même âge, 34 ans, bien que Johan fasse plus âgé, avec sa raie très intello, sa petite moustache et ses sourcils qui se rejoignaient pour ne former qu’une barre d’un noir corbeau. Les curiosités de la nature ne se trouvaient pas que dans les boîtes de Petri.

— Alors ? Ce parc du Marquenterre ?

— C’est l’un des guides naturalistes de la réserve qui a donné l’alerte, ce matin, en tombant sur trois cadavres de cygnes sauvages. Il a informé son directeur, qui a suivi les procédures en cas de découverte d’oiseaux migrateurs morts. Il a immédiatement appelé l’ASN[3]. Une demi-heure plus tard, l’IVE était au courant et lui a fait fermer la réserve. Les services vétérinaires se rendent également sur place.

— Des oiseaux migrateurs… La dernière alerte de ce type en France remonte à 2007, si ma mémoire est bonne.

— En Moselle, oui. Et rien d’alarmant, c’était juste un virus quelconque.

— En espérant que ce sera encore le cas. On est en plein flux migratoires, et ce ne serait pas très rassurant de commencer à voir du H5N1[4] traîner dans le coin même si, comme dirait Jacob…

— … « On maîtrise ! »

Il surprit Amandine à bâiller. Son visage retrouva de la gravité.

— Au fait, comment va Phong ?

— Il va… (Elle soupira.) Jacob est assez curieux, j’ai appris qu’il essayait d’en savoir plus sur ma vie privée. Il pose des questions à droite, à gauche. J’ignore pourquoi.

— Pourquoi ? Parce qu’il est garant de la sécurité de son laboratoire, voilà pourquoi. Et qu’il y a là-dedans de quoi tuer des milliers de personnes. Alors, il se renseigne sur les antécédents de chacun d’entre nous. Ajoute à ça qu’il est légèrement parano. Il faut forcément l’être pour se retrouver habilité confidentiel défense.

— Tu es le seul à savoir, pour Phong. Ça ne doit jamais, jamais remonter aux oreilles du boss, OK ? Je ne veux pas qu’il se serve de ma vie privée contre moi, si un jour il décidait de me mettre des bâtons dans les roues. J’aime bien aller sur le terrain, au contact. Parfois, j’étouffe dans les labos.

— Tu sais que tu peux compter sur moi.

Elle se pencha vers l’autoradio, tomba sur les informations et préféra basculer sur de la musique. Un tube de Goldman, « Comme toi ». La jeune femme plaqua l’arrière de son crâne contre l’appui-tête et regarda les immeubles de banlieue, soudain silencieuse. Des barres anonymes, sans lueur d’espoir. C’était triste, sale, déprimant, comme de la crasse sur un pare-brise. Surtout fin novembre, quand les pluies se faisaient plus insistantes, plus glaciales. Elle aimait les grandes villes autant qu’elle les détestait. Johan comprit qu’il valait mieux la laisser tranquille et se concentra sur la route.

Ils arrivèrent dans la Somme deux heures plus tard. La réserve naturelle se situait juste en bordure de baie. Une fois sortie de la voiture, Amandine s’étira et fixa l’horizon. Les couleurs étaient celles d’un jour d’automne, mais la jeune femme se dit, à voir la mer du Nord rouler ses vagues au loin, que les nuances de gris aussi pouvaient être magnifiques.

Elle huma l’air frais à pleins poumons. Peut-être aurait-elle dû venir plus souvent sur la côte du Nord avec Phong. Profiter de la mer, de la nature, profiter d’eux. Mais le travail, ses expertises, ses recherches en laboratoire l’avaient bouffée.

Et aujourd’hui…

Comme Johan voulut porter seul leurs deux valises de matériel — une dans chaque main, question de symétrie —, Amandine le laissa faire. Elle se contenta de prendre le jerricane vide.

Les scientifiques se présentèrent au directeur de la réserve.

— Johan Dutreille, et voici Amandine Guérin, équipe mobile du GIM de Pasteur-Paris.

L’homme leur tendit une main épaisse. Il avait la cinquantaine, et ses petites lunettes à la monture elliptique ne parvenaient pas à masquer l’inquiétude de son visage.

— Je suis Nicolas Pion. Deux personnes des services vétérinaires et deux pompiers sont déjà sur place.

Le directeur les emmena à travers la réserve qui s’étendait à perte de vue. De grands V d’oiseaux fendaient le ciel dans un ballet somptueux, mus par une insondable volonté de survivre. Certains groupes partaient pour les terres brûlantes de l’Afrique, d’autres arrivaient des régions glacées boréales. Amandine savait que cette partie du nord-est de l’Europe, avec la Belgique, l’Allemagne, la Bulgarie, était un important couloir migratoire brassant chaque année des dizaines de milliers d’oiseaux. Johan observa l’environnement avec attention.

— Pas d’autres cas d’animaux morts détectés dans la réserve ?

— On a fait le tour, rien d’anormal à première vue.

— Vous avez des infos sur ces cygnes ?

— D’après l’un de mes employés, ils étaient déjà sur l’étang hier, mais bien vivants. Ils descendent des régions boréales, de Russie notamment, pour une longue pause hivernale. Cette espèce est rarement présente dans le Marquenterre, et les migrations ont lieu tard cette année. Peut-être l’hiver sera-t-il doux. Ou bien c’est le réchauffement climatique qui dérègle tout, qui sait ?

Ils arrivèrent à proximité d’une petite étendue d’eau, au milieu de laquelle s’affairaient deux gus sur une barque, masqués et gantés. Des pompiers se chargeaient de ramer et de stabiliser l’embarcation. Ils récupéraient les cadavres de cygnes et les enfermaient dans des housses blanches, elles-mêmes confinées dans des emballages biologiques. Les volatiles seraient autopsiés dans un environnement sécurisé, un laboratoire de type NSB3+, le summum en matière de sécurité. On ne plaisantait pas en cas de soupçon de virus aviaire.

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3

Agence sanitaire nationale.

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4

Virus de grippe aviaire.