– Pas absolument, dit père, mais nos travaux sont en bonne voie, et nous pouvons prévoir avec confiance que, dès la fin des expériences en cours, nous serons en mesure d'annoncer…
– Voui, dit oncle Ian, et il se mit à sucer une dent creuse. Et Vania, que devient-il?
– Toujours sur la branche, dit père, vexé.
L'oncle perdu et retrouvé fut régalé avec les meilleurs morceaux dont nous disposions: côtes premières de mammouth, escalopes de chalicothérium, cuissot de zèbre, épaule d'agneau et hure de sanglier. Comme entrée, cervelles de babouin et œufs de crocodile, garnis de sang caillé de tortue dont tante Gudule se souvenait qu'il était friand.
– Repas de roi, dit oncle Ian quand le dernier os à moelle lui tomba des mains. N'en ai point fait de pareil depuis Chou-k'ou-tien.
– Où est-ce? En Chine? grommela père, et Ian acquiesça.
Après dîner, oncle Ian dut s'exécuter, et commencer le récit de ses voyages. Récit épique et qui, bien entendu, dura des jours et des semaines. Chaque soir nous empilions une montagne de branches sur le feu, et nous nous accroupissions en cercle autour de lui, munis qui d'un os à ronger, qui d'une lance à aiguiser, qui – surtout les femmes – d'une peau à racler, ou de lianes à tordre pour les pièges. Oncle Ian était le plus grand voyageur que j'aie jamais connu. Il avait ça dans le sang. Il ne pouvait rester en place, et je crois qu'il avait visité toutes les terres accessibles sous le soleil, et vu et observé tout ce qu'on peut y voir. Pas étonnant qu'il eût mis si longtemps à revenir.
– Ça ne vaut pas le coup de descendre vers le sud, en Afrique, disait-il. Le pays est joli, mais c'est un cul-de-sac. Au-delà, rien que la grande bleue. Pays très arriéré, en plus. Vous tombez sur quéque chose qui a l'air, à première vue, d'un pithécanthrope tout à fait prometteur, presque aussi droit que nous, la tête haute, les épaules larges, mais quand il se retourne – misère! Rien qui ressemble à une calotte crânienne, et par là-dessous le visage d'un gorille. Et le vocabulaire aussi: vingt ou trente mots, pas beaucoup plus. Quant à leurs pierres taillées, c'est si piteux que c'en est attendrissant.
– Ça ne promet guère qu'ils puissent aller plus loin, dit père et il se frotta les mains de satisfaction.
– En effet, j'en doute, dit oncle Ian. Non, en Afrique, le mieux c'est vers le nord. Chasse facile, nourriture abondante, et de l'eau à gogo tout au long. D'abord vous traversez une sorte de forêt. Ma doué! qu'elle est épaisse, qu'il y fait chaud! Soit dit en passant, les gens, par là, c'est la peau noire qu'ils ont adoptée.
– Noire! s'exclama père. Mais c'est extravagant! Pour quoi faire?
– Dans leur idée ça les protège du soleil, et on les voit moins sous les arbres, dit oncle Ian.
– Erreur, grave erreur, dit père, ça ne donnera rien de bon. Pour moi, du point de vue évolutionnaire, la question est réglée: la seule couleur raisonnable pour la peau humaine, c'est le kaki ou le brun doré. La couleur du lion et du veldt: on disparaît dans la savane.
– Ici, d'accord, mais va donc essayer sur la côte de Guinée… Après cette forêt, reprit Ian, vous arrivez au Sahara, et alors ça, c'est l'paradis terrestre! Des collines verdoyantes qui moutonnent à perte de vue, coupées de larges fleuves, de ruisseaux innombrables où coule une eau fraîche et pure, pullulant de poissons. Des montagnes superbes, vêtues de chênes, de frênes et de hêtres. Et puis, ma doué, quels pâturages! Jusqu'à l'horizon de l'herbe juteuse et fleurie, où galopent des troupeaux, élans, chevaux, zèbres, antilopes, où paissent les moutons et les buffles…
– Des hordes? demanda père brièvement.
– Oui. L'espèce y est bien établie. Les terri toires de chasse exactement délimités. Quoique non parfois sans rouspétance. Mais il y a très largement pour tous, et même plus. Va vers le nord, jeune homme, l'avenir est là! dit-il à Oswald dont les yeux brillaient. C'est une vie nouvelle qui t'attend, là-haut dans les grands espaces ouverts du Sahara! J'ai failli moi-même m'y établir. Et puis non: j'ai voulu voir ce qu'il y avait plus loin. Eh bien, ce qu'il y a, c'est un lac considérable, bien plus grand que ce qu'on peut trouver, en fait de lacs, dans toute l'Afrique. Il y a là d'autres pithécanthropes qui vivent essentiellement de crustacés, sans s'en faire, ils ont la bonne vie. Le lac est énorme qu'il a l'air de vous barrer la route; mais si vous le longez vers le couchant, vous finissez par trouver un isthme très étroit, entre ce lac et l'océan. La circulation est fabuleuse: des mammouths, des loups, des ours qui montent vers le nord, et des foules de girafes, de lions, d'hippopotames, de tas d'autres encore, qui font route vers le sud: ça devient, en Europe, trop froid pour eux. Moi-même, qui ne suis pas frileux, j'ai trouvé qu'il faisait nettement frisquet sur les Pyrénées, il y avait de la neige, plus épaisse que sur les montagnes de la Lune. Et de là-haut, je voyais de la glace par billiards de tonnes qui descendait et couvrait tout.
– Mais oui, dit père d'un air agacé, tout le monde sait que nous sommes dans une ère glaciaire. Seulement, laquelle? Voilà toute la question. Et elle est d'importance.
– Sais pas, dit Ian. Mais ce que je sais, ma doué! c'est qu'il f sait fichtrement froid! Je suis allé jusqu'en Dordogne, il y avait des rennes à profusion.
– Des rennes, qu'est-ce que c'est, oncle Ian? demanda Oswald.
– Des espèces de cerfs, conditionnés pour les très basses températures, dit oncle Ian. Il y en avait partout, et les Néanderthaliens leur couraient après.
– Un autre genre d'hominidés? dit père, très excité.
– Ça, je ne sais pas. Ils sont très différents. Ils sont couverts de poils comme des chèvres géantes. Ça les protège du blizzard.
– Grands?
– Non, plutôt petits: je les dépassais d'une demi-tête, ça nous a rendu d'ailleurs le commerce plus facile. Ils sont marrants! Ils ont assez l'air d'orangs-outans, avec leurs grosses poitrines sonores, leurs genoux pliés et leur façon de marcher sur le bord extérieur du pied, comme les bébés. Pas plus de cou ni de front qu'un babouin, et pourtant pas bêtes pour un sou, ma doué, non! Ils ont le crâne, à ce qu'on dirait, tout boursouflé par la cervelle, par-dessus les oreilles. Et ils vous taillent de ces silex! A mettre en vitrine, mon vieux! Le plus marrant, c'est les idées qu'ils ont. Ça leur vient des longues nuits qu'ils passent dans leurs cavernes, à rêver et à se raconter des histoires.
– Quelles sortes d'idées? demanda père.
– Ça, je te dirai, c'est trop métaphysique pour moi. Moi j'suis plutôt du genre pratique. Par exemple, ils enfouissent leurs morts dans la terre.
– Oh! dit père, quel gaspillage!
– A leurs yeux, c'est le contraire, dit oncle Ian.
– Et tous ces poils, je n'aime pas beaucoup ça, dit père. Trop spécialisé.
– Ce qui les embête le plus, le fait est, dit Ian, ce sont leurs dents. Ils les ont tous mauvaises, et ils en souffrent. D'arthrite, aussi. M'est avis, ça ne m'étonnerait pas, que sans ça ils marcheraient plus droit. Le climat est affreusement humide.
– Je me demande, dit père songeusement, à quel moment ils ont ramifié depuis la souche mère. Quelque part au début du pliocène, j'imagine. Sais-tu si l'union avec eux est fertile?
– Ça, avança prudemment oncle Ian, je ne peux pas en être sûr. Au moins jusqu'à ce que j'y retourne. Mais, dit-il modestement, j'aurais tendance à le croire. Je ne manquais pas d'un certain succès. Quand même les pépés là-bas m'appelaient «tête-de-môme».
– Normal, tout à fait normal, dit père. Il joignit ses doigts dans le geste familier, et se racla la gorge. Notre développement, vois-tu, est paedomorphe, d'où il suit…
– Oui, eh bien, depuis les Gaules je ne pouvais que repartir vers l'est, reprit oncle Ian. J'ai suivi le grand lac pour éviter la steppe et la toundra et j'ai pu constater que l'homo neanderthaliensis avait creusé son trou un peu partout dans les Balkans. De caverne en caverne, et non sans mal, j'ai fini par atteindre la Palestine. C'était en pleine bagarre.