Выбрать главу

Le kisco du village passait un vieux disque de la chanteuse chilienne, suicidée par amour mais sans rancune : Gracias a la vida. La fille qui tenait la petite épicerie avait un piercing branché, un sourire avenant et le visage de sa mère, qui sortait les empenadas du four. Non, il n’y avait pas de chambres à louer dans le village, mais des cabanes en bord de mer qui feraient certainement notre affaire.

De fait, l’océan un peu plus loin s’écroulait le long de rochers impavides, les criques se terraient dans les angles pour qu’on mérite de les trouver, et toujours personne à l’horizon : tout à fait ce qu’il nous fallait… Le soir tombait quand on a sonné à la grille d’Yvonne.

Prénom français mais chilienne d’origine germano-suisse, elle louait des cabanas aux gens de passage. Yvonne nous accueillit à l’entrée, la soixantaine décontractée, de longs cheveux blond et blanc, mais l’œil acéré devant l’allure du Mapuche qui nous accompagnait. Por seguro, avec ses sandales poussiéreuses, ses cheveux à la taille et son accent du sud, Longue-Figure n’avait pas la tête d’un touriste. Des cabanas à louer, fallait voir. La patronne du lieu aperçut alors Loutre-Bouclée, la seule fille du groupe, se dérida et, dans un sourire retrouvé, consentit à ouvrir la grille, elle aussi blanche. En revanche, négocier le prix alors qu’il n’y avait pas un chat dans les environs, pas question : c’était cher ou rien.

Yvonne était heureuse de nous voir, des Français c’était formidable, elle baragouina quelques mots, repassant nos billets comme on caresse un petit chat avant de les ranger dans sa cassette. C’était touchant. Comme je lui expliquai le but du voyage (écrire un livre sur le Chili d’hier et d’aujourd’hui), Yvonne compatit.

La dictature, oui, c’était une époque terrible. Mais il fallait remettre les événements dans leur contexte : la période était dure pour tout le monde, elle-même avait dû faire barrage de son corps pour défendre la voiture de son père que les métayers, aiguillonnés par les chimères du parti de l’Unité populaire d’Allende, voulaient voler ainsi que leur domaine dans le Sud. La voiture de son père, c’est tout ce que la jeune Yvonne avait pu sauver de l’expropriation forcée : sa famille avait perdu tout le reste, terres, propriété, Mercedes, une débandade socialiste, ses frères et sœurs avaient dû se réfugier en Suisse, les pauvres avaient souffert dans la chair de leur porte-monnaie, ils avaient connu l’exil, l’humiliation. Alors oui, Pinochet avait été dur avec les communistes, mais si Allende était resté au pouvoir, le Chili serait aujourd’hui comme le Venezuela de Chavez, un pays en proie au chaos et à l’insécurité.

« La dictature a été mal interprétée », répétait Yvonne.

Pour sûr.

Sur les 771 enquêtes menées contre les agents de l’État accusés de crimes contre l’humanité, 526 inculpés avaient été condamnés sans sentences définitives, 173 avaient été condamnés avec des sentences définitives sans être incarcérés, 6 avaient été condamnés mais libérés par réduction ou commutation de peines, 66 avaient été en prison de manière effective. Des prisons cinq étoiles, où Contreras, le chef de la sanglante DINA, finirait sa vie sans un regret.

Déjà lors de l’élection d’Allende, son concurrent malheureux, issu d’une grande famille possédant entre autres le monopole du papier hygiénique, en avait suspendu la distribution pour se venger et punir la populace. Cette haine du pauvre ne datait pas d’hier.

Le rio Mapocho, que les Mapuches traversaient jadis à la rame, ne ressemble plus qu’à un vague torrent crasseux au cœur de Santiago : en hiver, quand les eaux dévalent les Andes en charriant tout sur leur passage, les égouts débordent chez les pauvres qui, non seulement n’ont pas de raccordement digne de ce nom, mais vivent au creux de la cuvette polluée que constitue la capitale ; les riches, eux, sont installés sur les hauteurs de la ville, avec le tout-à-l’égout, et se fichent bien du reste. Après tout, les pauvres ont ce qu’ils méritent.

Je bouillais, zen violent, d’entendre cette conne d’Yvonne. Mais son discours allait à la réalité du Chili : je m’en servirais pour décrire cette population amnésique, volontaire, pour qui tout est mieux que le peuple au pouvoir.

Quant aux caranchos, ces charognards de la taille d’un corbeau qui s’attaquent aux animaux blessés ou aux vaches mettant bas, leur arrachant les parties génitales jusqu’à ce que mort s’ensuive, ils nettoieraient quelques cadavres de mon livre…

*

Plus je lis les livres de Nicolas Bouvier — L’Usage du monde reste un chef-d’œuvre du genre —, plus je perçois l’intelligence fine de ses remarques sur le voyage, le regard humain sans concession qu’il porte sur l’étranger en général, plus je doute de ma légitimité d’écrivain-voyageur. Je n’ai pas son souci du détail, de la culture autochtone, m’attachant plus aux impressions, aux sentiments. On doute, oui.

Ma méthode dans ces cas-là : un pisco sour.

Une idée partagée par beaucoup de Chiliens rencontrés sur la route : « Tu veux que je te dise, c’est tellement la merde qu’il vaut mieux faire la fête avec ceux qu’on aime… Allez ! Vive Chile mierda ! »

C’était le mot d’ordre du pays, comme une volonté de ne pas céder malgré tout : la morosité de l’architecture, les programmes lénifiants à la télévision, la culture ravalée au rang de divertissement, l’immobilisme politique et social.

De retour à Santiago, nous posâmes nos sacs dans un petit immeuble de Lastaria, un des rares quartiers du centre à échapper aux bruits des voitures. La terrasse du duplex[9] donnait sur La Catolica, la séculaire université de Santiago où Esteban ferait ses études d’avocat, un bâtiment surplombé d’un Jésus géant, bras ouverts en signe de bienveillance, la façade noircie par la pollution avec son inscription « Religion et sciences » au fronton — tout un programme.

Après les couleurs du désert d’Atacama, les kilomètres de côte sauvage où grondait le Pacifique, le retour était rude. D’autant que nous étions rentrés pour la manif’, la première depuis le retour d’une socialiste aux affaires et l’éviction de Piñera.

Sebastián Piñera, première fortune du Chili, avait été élu à la présidence du pays en qualité de milliardaire. Comme si le job d’un milliardaire était d’enrichir les autres. Enfin… Piñera avait essuyé les premières manifestations de masse depuis le retour de la démocratie au début des années 1990, avec des millions de gens dans la rue pour soutenir les étudiants. L’éducation, ici, n’était pas un droit : étudier procédait, selon le jargon, de la « liberté individuelle ». En clair, à chacun de payer pour ce qui était considéré comme un bien de consommation comme un autre.

Le revenu moyen au Chili : l’équivalant de sept mille euros par an.

Le coût d’une année de médecine : huit mille euros.

Chaque diplôme n’étant validé qu’à la fin du cursus, beaucoup de jeunes travaillaient pour payer leurs études, mettant parfois dix ou quinze ans à obtenir leur précieux certificat, si bien que les trois quarts d’entre eux abandonnaient en route, incapables de payer.

« Quand tu fais des études, tu as plus de chances d’obtenir des dettes qu’un diplôme », ironisaient-ils.

вернуться

9

Lors des corrections de ce présent ouvrage, mon éditrice me fait remarquer qu’il faudrait que « j’arrête de vous en mettre plein la vue » avec mes habitations chics à l’étranger… J’ai dormi dans les champs pendant des semaines en Espagne, me suis réveillé dans une décharge publique au Portugal, sur des plages, des places publiques, dans du foin, sur des potes parfois quand il faisait trop froid (Koala-Grimpant est mon nom d’Indien), sur le sable de différents déserts, des parkings, sous des ponts, des abris de bus, dans un tunnel routier pour me protéger d’un orage de montagne, des cabanes au milieu de la jungle, au bord de rivières, de canaux, de mers, dans des bouges infestés de bestioles, des niches où il ne manquait plus qu’un chien, des lits où l’on préfère se coucher habillé, sur des moquettes douteuses entouré d’inconnus, sous un casino pendant quinze jours, dans une tente déchiquetée sur un ancien terrain militaire à Saint-Servan après le passage de vandales qui avaient aussi déchiré les fringues de nos vacances, aux roues de mon Enfield et dans je ne sais combien de voitures… Maintenant que je ne suis plus au RMI, je peux bien offrir à mes équipiers toujours plus ou moins fauchés quelques jours dans un putain de loft à Santiago ou ailleurs tout en profitant de l’aubaine pour imaginer l’appartement où vit mon héros, non ? « Oui ! » concède mon éditrice.