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Au travers du feuillage de lierre et de chèvrefeuille, Pétrone regardait maintenant le jardin et le trio qui jouait. Vinicius avait quitté sa toge et, en simple tunique, il lançait en l’air la balle que Lygie, en face de lui et les bras tendus, s’efforçait de saisir au vol. De prime abord, elle n’avait pas produit une grande impression sur Pétrone: il l’avait trouvée trop frêle. Mais, depuis que, dans le triclinium, il l’avait regardée de plus près, il estimait qu’on la pouvait comparer à l’aurore et, en connaisseur, découvrait en elle quelque chose de tout particulier. Il l’examinait toute et appréciait tout d’elle: son visage rose et diaphane, ses lèvres fraîches paraissant créées pour le baiser, ses yeux bleus comme l’azur des mers, la blancheur d’albâtre de son front, les torsades de sa luxuriante et sombre chevelure aux reflets d’ambre et de bronze de Corinthe, et son cou dégagé, et la chute «divine» de ses épaules, et tout son corps souple, svelte, jeune, d’une jeunesse de mai et d’une fleur fraîchement épanouie. L’artiste et l’adorateur de la beauté se réveillaient en lui: il estimait qu’au socle de la statue de cette vierge, on pourrait écrire le mot: «Printemps».

Soudain, il pensa à Chrysothémis et retint un dédaigneux sourire. Avec ses cheveux poudrés d’or et ses sourcils noircis, elle lui parut horriblement fanée, ainsi qu’une feuille de rose jaune et flétrie. Pourtant, cette Chrysothémis, Rome entière la lui enviait. Puis, il se rappela Poppée, et cette «belle» fameuse lui apparut, elle aussi, comme un masque de cire sans âme. Ici, dans la jeune fille aux formes tanagréennes, se révélait non seulement le printemps, mais aussi la «Psyché», rayonnante et lumineuse à travers sa chair rose ainsi que l’éclat de la lumière à travers la lampe.

«Vinicius est dans le vrai, – songea-t-il, – et ma Chrysothémis est plus vieille que Troie!»

Alors, il se tourna vers Pomponia Græcina et dit en montrant du côté du jardin:

– À présent, domina, je comprends qu’avec ces deux êtres, vous préfériez votre maison aux festins du Palatin et au cirque.

– Oui, – fit-elle, les yeux tournés vers le petit Aulus et vers Lygie.

Le vieux chef se mit à narrer l’histoire de la jeune fille et ce que jadis il avait appris d’Atelius Hister touchant la nation des Lygiens qui vivaient dans les brumes du Nord.

Les jeunes gens, ayant cessé de jouer à la balle, suivaient à présent les allées sablées du jardin, et, sur le fond sombre des myrtes et des cyprès, ils se détachaient comme trois blanches statues. Le petit Aulus donnait la main à Lygie.

Après s’être promenés quelques instants, ils vinrent s’asseoir sur un banc voisin de la piscine creusée au centre du jardin. Presque aussitôt, l’enfant se leva pour aller taquiner les poissons dans l’eau transparente. Vinicius continua la conversation entamée tout à l’heure durant la promenade.

– Oui, – disait-il d’une voix basse et mal assurée, – je venais à peine de quitter la robe prétexte quand on m’envoya aux légions d’Asie. Ainsi je n’ai pu connaître ni la ville, ni la vie, ni l’amour. Je sais de mémoire quelque peu d’Anacréon et d’Horace, mais je ne pourrais, comme Pétrone, réciter des vers, surtout quand l’admiration, paralysant mon esprit, l’empêche de trouver des mots pour exprimer ce qu’il conçoit. Enfant, je fréquentais l’école de Musonius, lequel nous enseignait que le bonheur, consistant à vouloir ce que veulent les dieux, dépend donc de notre volonté. Moi, je pense, au contraire, qu’il en est un autre plus grand, plus précieux, et indépendant de la volonté, car l’amour seul peut le donner. Les dieux eux-mêmes en sont à chercher ce bonheur; et moi, ô Lygie, qui jusqu’alors n’ai rien su de l’amour, je fais comme eux et je cherche celle qui voudra me donner le bonheur…

Il se tut et, pendant un moment, on n’entendit plus rien que le faible clapotis de l’eau, dans laquelle le petit Aulus jetait du gravier pour effrayer les poissons. Puis Vinicius se remit à parler, d’une voix plus tendre et plus basse encore:

– Connais-tu le fils de Vespasien, Titus? On raconte qu’à peine adolescent, il s’éprit d’une si violente passion pour Bérénice qu’il manqua d’en mourir… C’est ainsi que je saurais aimer, ô Lygie!… La richesse, la gloire, la puissance, fumée, néant! L’homme riche trouve plus riche que soi, l’homme illustre devra s’effacer devant une gloire plus haute, le puissant s’inclinera devant plus puissant que lui… Mais ni à César, ni à l’un quelconque, des dieux, plus grande joie ne sera permise que celle réservée au simple mortel qui sent battre sur sa poitrine une poitrine chère, ou qui baise aux lèvres la bien-aimée… Ainsi, par l’amour, nous égalons les dieux, ô Lygie!…

Surprise, en émoi, elle écoutait comme elle eût écouté le son d’une flûte ou d’une cithare grecque. Par instants, il lui semblait que Vinicius lui chantait un chant étrange qui emplissait ses oreilles, agitait son sang et faisait palpiter son cœur de faiblesse, d’effroi, et aussi d’une ineffable joie… Toutes les choses qu’il lui disait, lui semblait-il, étaient déjà antérieurement en elle, mais elle ne les avait point comprises. Ce qu’il éveillait ainsi, elle le sentait bien, était ce qui, jusques aujourd’hui, sommeillait en elle, et voici que ses rêves nuageux prenaient une forme distincte, pleine de douceur et de charme.

Depuis longtemps déjà le soleil avait tourné par-delà le Tibre et s’abaissait au-dessus du Janicule. Une lueur rouge baignait les cyprès immobiles et embrasait tout le ciel. Les yeux bleus de Lygie semblaient sortir d’un songe, alors qu’elle les leva vers Vinicius; et lui, auréolé des reflets du couchant, lui, soudain penché vers elle, lui dont les yeux frémissaient et priaient, parut plus beau que tous les hommes et que tous les dieux de la Grèce et de Rome, dont elle voyait les statues aux frontons des temples. Doucement, il lui prit entre ses doigts le bras au-dessus du poignet et demanda:

– Ne comprends-tu pas, Lygie, pourquoi je te dis ces choses, à toi?…

– Non! – murmura-t-elle, si bas que Vinicius l’entendit à peine.

Il n’en crut rien, et, pressant plus fort son bras, il l’eût attirée sur son cœur battant comme un marteau, tant était puissant le désir qu’éveillait en lui l’adorable jeune fille, il l’eût grisée de paroles brûlantes, si, dans le sentier bordé de myrtes, n’était apparu le vieil Aulus, qui s’approcha d’eux et leur dit:

– Le jour décline; prenez garde à la fraîcheur du soir et ne plaisantez pas avec Libitina [4].

– Mais, – répondit Vinicius, – j’ai quitté ma toge, et je ne sens pas le froid.

– Pourtant, la moitié du disque est déjà cachée derrière le mont, – reprit le vieux guerrier. Ce n’est pas le doux climat de Sicile où, le soir, le peuple s’assemble sur les places pour saluer par des chœurs le coucher de Phœbus.

Déjà, ne se souvenant plus qu’il venait d’évoquer la dangereuse Libitina, il se prit à les entretenir de ses biens de Sicile, et de la vaste exploitation agricole qui lui tenait au cœur. Il rappela que souvent lui était venu le désir de se transporter dans cette contrée et d’y achever paisiblement ses jours. Celui dont la tête est blanche n’aime plus les frimas de l’hiver. Aujourd’hui, les feuilles tiennent encore aux arbres, et sur la ville rit un ciel clément; mais quand jaunira la vigne, que la neige s’étendra sur les sommets albains, quand les dieux souffleront sur la Campanie un vent qui glace, qui sait si alors, avec toute sa maison, il ne gagnera pas ses pénates champêtres?

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[4] Déesse funèbre.