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Roger, à cette nouvelle, fut assailli par un grand nombre de pensées diverses qui lui vinrent toutes à la fois à l’esprit. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de réfléchir longtemps au meilleur parti à prendre. Il laissa partir le messager, et tourna bride vers l’endroit où la dame le pressait tellement d’aller, qu’elle ne lui donnait pas même le temps de se reposer.

En suivant le chemin qu’ils avaient pris tout d’abord, ils arrivèrent, au déclin du jour, dans une ville que le roi Marsile possédait au beau milieu de la France et qu’il avait prise, pendant la dernière guerre, au roi Charles. Roger ne fut arrêté par personne aux ponts-levis ou aux portes, bien que tout autour des remparts il y eût une grande quantité d’hommes d’armes.

La damoiselle qui l’accompagnait étant connue de ces gens, on le laissa passer librement et sans même lui demander d’où il venait. Il arriva à la grande place et la trouva pleine de monde, et éclairée par le feu d’un bûcher. Tout au milieu se tenait, le visage couvert de pâleur, le jouvenceau condamné à mort.

À peine Roger eut-il levé les yeux sur cet infortuné qui penchait vers la terre sa figure inondée de larmes, qu’il crut voir Bradamante, tellement le jeune homme lui ressemblait. Plus il regardait son visage et sa personne, et plus il lui semblait que c’était elle, «C’est Bradamante – se dit-il – ou je ne suis plus Roger!

» Emportée par une trop grande ardeur, elle aura pris la défense du condamné, et sa tentative ayant échoué, elle aura, je le vois, été faite prisonnière. Ah! pourquoi s’est-elle tant pressée, puisque je ne pouvais pas me trouver à côté d’elle pour tenter l’entreprise? Mais je rends grâce à Dieu d’être venu encore à temps pour la sauver.»

Et, sans plus tarder, il saisit son épée, car il avait rompu sa lance dans sa lutte à l’autre château, et pousse son destrier au milieu de la foule. Son épée décrit un cercle et ouvre à l’un le front, à l’autre la gorge, à un troisième la joue. La populace fuit en criant; un grand nombre restent sur place éclopés ou la tête fracassée.

Telle une bande d’oiseaux qui, sur les bords d’un étang, voltigent en sûreté et pourvoient à leur nourriture; si quelque faucon fond à l’improviste sur eux du haut des airs, et en saisit un dans ses serres, tout le reste s’éparpille en fuyant; chacun s’inquiète peu de son voisin et ne songe qu’à son propre salut. Ainsi vous auriez vu faire tous ces gens, dès que le brave Roger se fut précipité sur eux.

À quatre ou six, plus lents à fuir que les autres, Roger abat la tête de dessus les épaules. Il en partage autant jusqu’à la poitrine, et un nombre infini jusqu’aux yeux et jusqu’aux dents. Je sais bien qu’ils n’avaient point de casques, mais ils étaient cependant couverts de coiffes en fer luisant; et quand bien même ils eussent eu des casques, ils n’en auraient pas été moins taillés, ou peu s’en faut.

La force de Roger était bien supérieure à celle qu’on trouve chez les chevaliers de notre époque. Elle surpassait également celle de l’ours, du lion ou de quelque autre animal féroce que ce soit, de nos pays ou d’ailleurs. La foudre seule pouvait l’égaler, ou bien le grand diable [84], non pas celui de l’enfer, mais celui de mon seigneur, qui va avec le feu et qui se fait faire place au ciel, à terre et sur mer.

À chacun de ses coups, un homme tombait à terre, et souvent deux à la fois. Il lui arriva même d’en tuer quatre et jusqu’à cinq d’un coup, de sorte qu’il en eut bien vite occis une centaine. Son glaive, qu’il avait tiré, taillait comme du lait l’acier le plus dur. Falérine, pour donner la mort à Roland, avait forgé la cruelle épée [85] dans les jardins d’Orgagna.

Elle se repentit dans la suite de son œuvre, car ce fut avec cette même épée qu’elle vit détruire son jardin. Quel carnage, quelles ruines ne devait-elle pas faire maintenant entre les mains d’un tel guerrier! Si jamais Roger déploya une force et une fureur peu communes, si jamais sa vaillance se manifesta pleinement, ce fut ce jour-là, alors qu’il croyait venir au secours de sa dame.

La foule fuyait devant lui comme le lièvre devant les chiens lancés. Ceux qui restèrent morts sur place furent nombreux. Ceux qui s’enfuirent furent plus nombreux encore. Pendant ce temps, la dame avait délié les liens qui retenaient les mains du jeune homme, et l’avait armé de son mieux, en lui mettant une épée à la main et un bouclier au cou.

Celui-ci, qui avait été si indignement traité, brûlait de se venger le plus possible sur tous ces gens; aussi, par l’énergie qu’il déploya en cette circonstance, montra-t-il qu’il méritait le titre de preux et de vaillant. Le soleil avait déjà noyé les roues dorées de son char dans la mer d’occident, lorsque Roger, victorieux, sortit du château, accompagné du jouvenceau.

Quand le jeune garçon se trouva en sûreté hors des portes, il exprima, avec beaucoup de gentillesse et de courtoisie, sa reconnaissance à Roger qui s’était exposé à la mort pour le sauver, et cela sans le connaître. Il le pria de lui dire son nom, afin qu’il sût à qui il avait une telle obligation.

«Je vois – se disait Roger – le beau visage, les belles manières, les traits charmants de ma Bradamante, mais je ne reconnais pas la douceur de son parler si suave. Il ne me semble pas non plus que c’est ainsi qu’elle devrait remercier son amant fidèle. Mais si cependant c’est bien Bradamante, comment a-t-elle sitôt oublié mon nom?»

Pour sortir de cette incertitude, Roger lui dit poliment: «Je vous ai vu ailleurs à ce que je pense, mais je ne puis me souvenir où. Dites-le-moi, si vous vous le rappelez, et faites-moi le plaisir de m’apprendre aussi votre nom, pour que je sache quel est celui que mon aide a sauvé aujourd’hui du feu.»

«Il se peut que vous m’ayez vu en effet – répondit celui-ci – mais je ne sais où ni quand. Je vais aussi de mon côté, parcourant le monde, et cherchant çà et là les aventures extraordinaires. Peut-être avez-vous vu une sœur à moi, qui a endossé l’armure et porte l’épée au flanc. Nous sommes jumeaux, et elle me ressemble tellement, que, dans notre famille, on ne peut nous distinguer l’un de l’autre.

» Vous ne seriez pas le premier, ni le second, ni même le quatrième qui auriez été pris à cette ressemblance, puisque mon père, mes frères, et jusqu’à celle qui nous a donné le jour à tous deux, ne savent pas nous distinguer. Il est vrai que la chevelure que je porte courte et rare, comme tous les hommes, et les longs cheveux de ma sœur, arrangés en tresses, faisaient la seule différence qui existât entre nous;

» Mais depuis qu’un jour elle fut blessée à la tête – il serait trop long de vous dire comment – et que, pour la guérir, un serviteur de Jésus lui eut taillé les cheveux au niveau de l’oreille, aucune différence ne subsista plus entre nous, si ce n’est le sexe et le nom. Je suis Richardet, et ma sœur s’appelle Bradamante. Je suis le frère de Renaud; elle en est la sœur.

» Et si cela ne vous ennuyait pas de m’écouter, je vous dirais une chose qui vous stupéfierait; je vous dirais ce qui m’advint, par suite de cette ressemblance. C’est une aventure qui, après m’avoir causé beaucoup de joie au commencement, a failli amener mon martyre.» Roger, à qui l’on n’aurait pu raconter de plus douce histoire que celle où était mêlé le souvenir de sa dame, le pria de continuer, et le jeune chevalier lui dit:

«Il y a quelque temps, ma sœur, passant dans les bois d’alentour, fut blessée par une troupe de Sarrasins qui la surprit sans son casque qu’elle avait déposé sur la route. On fut obligé de lui couper ses longs cheveux, pour la guérir d’une cruelle blessure qu’elle avait reçue à la tête. Depuis cette époque, elle errait par la forêt, les cheveux ainsi coupés courts.