L’audacieuse jeune fille reste là toute la nuit, s’entretenant longuement avec Merlin, qui la persuade d’aller promptement au secours de son Roger. Puis, dès que l’air s’est embrasé d’une splendeur nouvelle, elle abandonne les chambres souterraines, à travers un long chemin obscur et sombre, ayant la magicienne avec elle.
Et elles débouchèrent dans un précipice caché entre des montagnes inaccessibles aux gens; et tout le jour, sans prendre de repos, elles gravirent les rochers et franchirent les torrents. Pour que la marche fût moins ennuyeuse, elles tenaient de plaisants et beaux raisonnements, et, s’entretenant de ce qui leur était le plus doux, l’âpre chemin leur paraissait moins rude.
De ces entretiens la plus grande partie fut consacrée par la docte magicienne à montrer à Bradamante avec quelle ruse, avec quel artifice elle devait procéder si elle voulait délivrer Roger. «Quand tu serais – disait-elle – Pallas ou Mars, et quand tu aurais à ta solde plus de gens que n’en ont le roi Charles et le roi Agramant, tu ne résisterais pas au nécromant.
» Car, outre que la forteresse inexpugnable est entourée d’acier et si haute; outre que son coursier s’ouvre un chemin au milieu des airs, où il galope et bondit, il possède l’écu mortel dont, aussitôt qu’il le découvre, la splendeur éblouit tellement les yeux, qu’elle aveugle et qu’elle s’empare des sens de telle sorte qu’il faut rester comme mort.
» Et si peut-être tu penses qu’il te suffira de combattre en tenant les yeux fermés, comment, dans la bataille, pourras-tu savoir quand il faudra t’esquiver ou frapper ton adversaire? Mais pour éviter la lumière qui éblouit, et rendre vains les autres enchantements de ce magicien, je te montrerai un moyen, une voie toute prête. Et il n’en est pas d’autre au monde que celle-ci:
» Le roi Agramant d’Afrique a donné à un de ses barons, nommé Brunel, un anneau qui fut dérobé dans l’Inde à une reine [42]. Brunel chemine à peu de milles devant nous. L’anneau est doué d’une vertu telle, que celui qui l’a au doigt possède un remède contre le mal des enchantements. Brunel en sait autant, en fait de ruses et de fourberies, que celui qui détient Roger en sait en fait d’enchantements.
» Ce Brunel, si adroit et si rusé, comme je te dis, est envoyé par son roi afin que, grâce à son génie et avec l’aide de cet anneau dans de tels cas éprouvé, il tire Roger de ce château où il est détenu. Il s’est vanté de réussir, et a promis à son seigneur de lui ramener Roger, qui lui tient plus que tout autre à cœur.
» Mais pour que ton Roger, à toi seule et non au roi Agramant, ait l’obligation d’avoir été délivré de sa prison enchantée, je t’enseignerai le moyen dont tu dois te servir. Tu t’en iras pendant trois jours le long des sables de la mer qui va bientôt se montrer à ta vue. Le troisième jour, dans la même auberge que toi, arrivera celui qui a l’anneau avec lui.
» Sa taille, afin que tu le reconnaisses, n’atteint pas six palmes. Il a la tête crépue, les cheveux noirs et la peau brune. Sa figure est pâle et plus barbue qu’elle ne devrait. Il a les yeux enflés, le regard louche, le nez écrasé et les sourcils hérissés. Son vêtement, pour que je le dépeigne entièrement, est étroit et court, et ressemble à celui d’un courrier.
» Tu auras sujet de lui parler de ces enchantements étranges. Montre-lui ton désir – et tu l’auras en effet – d’en venir aux mains avec le magicien; mais ne lui laisse pas voir qu’on t’a dit que son anneau rend les enchantements inutiles. Il t’offrira de te montrer le chemin jusqu’au château, et de te tenir compagnie.
» Suis-le, et lorsque tu seras assez près de cette roche pour qu’elle se découvre à tes regards, donne-lui la mort. Que la pitié ne te détourne pas de mettre mon conseil à exécution. Fais en sorte qu’il ne devine pas ton dessein, car il disparaîtrait à tes yeux, dès qu’il aurait mis l’anneau magique dans sa bouche.»
Ainsi parlant, elles arrivèrent sur le bord de la mer, près de Bordeaux, à l’endroit où se jette la Garonne. Là, non sans quelques larmes, les deux femmes se quittèrent. La fille d’Aymon, qui, pour délivrer son amant de prison, ne s’endort pas, chemine tant, qu’en une soirée elle arrive à l’auberge où Brunel était déjà.
Elle reconnaît Brunel dès qu’elle le voit, car elle avait son portrait sculpté dans la mémoire. Elle lui demande d’où il vient et où il va. Celui-ci lui répond et lui ment sur toute chose. La dame, prévenue, ne lui cède point en mensonges et dissimule également sa patrie, sa famille, sa religion, son nom et son sexe; et elle tient constamment les yeux fixés sur les mains de Brunel.
Sur ses mains, elle va fixant constamment les yeux, craignant toujours d’être volée par lui; et elle ne le laisse pas trop s’approcher d’elle, bien informée qu’elle est de ce dont il est capable. Ils se tenaient tous les deux dans cette attitude, quand leur oreille fut frappée par une rumeur. Je vous dirai, seigneur, quelle en fut la cause, après que j’aurai pris un repos qui m’est bien dû.
Chant IV
ARGUMENT. – Bradamante arrache à Brunel son anneau enchanté, grâce auquel elle détruit le pouvoir d’Atlante et délivre Roger. Celui-ci laisse son cheval à Bradamante et monte sur l’hippogriffe, qui l’emporte dans les airs. – Renaud arrive en Écosse, où il apprend que Ginevra, fille du roi, est sur le point d’être mise à mort, victime d’une calomnie. S’étant mis en chemin pour aller la délivrer, il rencontre une jouvencelle qui lui raconte le fait pour lequel Ginevra a été condamnée à périr.
Bien que la dissimulation soit le plus souvent répréhensible, et l’indice d’un méchant esprit, il arrive cependant qu’en beaucoup de cas elle a produit d’évidents bienfaits, en faisant éviter un dommage, le blâme et même la mort. Car nous n’avons pas toujours affaire à des amis, dans cette vie mortelle, beaucoup plus obscure que sereine et toute pleine d’envie.
Si, seulement après une longue épreuve, on peut trouver à grand’peine un ami véritable à qui, sans aucune défiance, on parle et on montre à découvert sa pensée, que devait faire la belle amie de Roger avec ce Brunel faux et pervers, dissimulé et cauteleux dans toute sa personne, ainsi que la magicienne l’avait dépeint?
Elle dissimule, elle aussi, et il lui faut bien agir ainsi avec ce maître en fourberies. Et, comme je l’ai dit, constamment elle a les yeux sur ses mains, qui étaient rapaces et voleuses. Mais voici qu’à leur oreille une grande rumeur arrive. La dame dit: «Ô glorieuse Mère, ô Roi du ciel, qu’est cela?» Et elle se précipite à l’endroit d’où provenait la rumeur.
Et elle voit l’hôte et toute sa famille qui, en dehors du chemin, tenaient les yeux levés au ciel, comme s’il y eût eu une éclipse ou une comète. La dame aperçoit alors une grande merveille qui ne serait pas facilement crue: elle voit passer un grand destrier ailé qui porte dans l’air un chevalier armé.
Grandes étaient ses ailes et de couleurs variées. Au beau milieu se tenait un chevalier dont l’armure était de fer lumineux et étincelant. Il avait dirigé sa course vers le ponant. Il s’éloigna et disparut à travers les montagnes. C’était, comme dit l’hôte, – et il disait la vérité, – un nécromancien; et il faisait souvent ce voyage plus ou moins long.
Dans son vol, il s’élevait parfois jusqu’aux étoiles et parfois rasait presque la terre, emportant avec lui toutes les belles dames qu’il trouvait dans ces contrées; à tel point que les malheureuses donzelles qui étaient ou qui se croyaient belles – comme effectivement toutes se croient – ne sortaient plus tant que le soleil se faisait voir.