Выбрать главу

S’apprêtant à lui couper la tête, elle lève en toute hâte sa main victorieuse; mais, après avoir vu son visage, elle arrête le coup, comme dédaigneuse d’une si basse vengeance. Un vénérable vieillard à la figure triste, tel lui apparaît celui qu’elle a vaincu. À son visage ridé, à son poil blanc, il paraît avoir soixante ans ou très peu moins.

«Ôte-moi la vie, jeune homme, au nom de Dieu,» dit le vieillard plein de colère et de dépit. Mais elle avait le cœur aussi peu disposé à lui enlever la vie, que lui était désireux de la quitter. La dame voulut savoir qui était le nécromant, et dans quel but il avait édifié ce château dans ce lieu sauvage et fait outrage à tout le monde.

«Ce ne fut point par mauvaise intention, hélas! – dit en pleurant le vieil enchanteur, – que j’ai fait ce beau château à la cime de ce rocher; ce n’est pas non plus par cupidité que je suis devenu ravisseur; c’est uniquement pour arracher au danger suprême un gentil chevalier, que mon affection me poussa à faire tout cela; car, ainsi que le ciel me l’a montré, il doit mourir par trahison, peu de temps après s’être fait chrétien.

» Le soleil ne voit pas entre ce pôle et le pôle austral un jeune homme si beau et de telle prestance. Il a nom Roger, et dès son jeune âge il fut élevé par moi, car je suis Atlante. Le désir d’acquérir de l’honneur et sa cruelle destinée l’ont amené en France à la suite du roi Agramant; et moi qui l’aimai toujours plus qu’un fils, je cherche à le tirer de France et du péril.

» J’ai édifié ce beau château dans le seul but d’y tenir Roger en sûreté, car il fut pris par moi comme j’ai espéré te prendre toi-même aujourd’hui. J’y ai enfermé des dames et des chevaliers et d’autres nobles gens que tu verras, afin que, puisqu’il ne peut sortir à sa volonté, ayant compagnie, il ne s’ennuie pas.

» Pour que ceux qui sont là-haut ne demandent pas à en sortir, j’ai soin de leur procurer toutes sortes de plaisirs; autant qu’il peut en exister dans le monde, sont réunis dans ce château: concerts, chant, parures, jeux, bonne table, tout ce que le cœur peut désirer, tout ce que la bouche peut demander. J’avais bien semé et je cueillais un bon fruit; mais tu es venu détruire tout mon ouvrage.

» Ah! si tu n’as pas le cœur moins beau que le visage, ne m’empêche pas d’accomplir mon honnête dessein. Prends l’écu, je te le donne, ainsi que ce destrier qui va si prestement par les airs. Ne te préoccupe pas davantage du château, ou bien fais-en sortir un ou deux de tes amis et laisse le reste; ou bien encore tires-en tous les autres, et je ne te réclamerai plus rien, sinon que tu me laisses mon Roger.

» Et si tu es résolu à me l’enlever, eh bien! avant de le ramener en France, qu’il te plaise d’arracher cette âme désolée de son enveloppe désormais flétrie et desséchée.» La damoiselle lui répond: «Je veux le mettre en liberté. Quant à toi, saches que tes lamentations sont de vaines sornettes, et ne m’offre plus en don l’écu et le coursier, qui sont à moi et non plus à toi.

» Mais s’il t’appartenait encore de les garder ou de les donner, l’échange ne me paraîtrait pas suffisant. Tu dis que tu détiens Roger pour le protéger contre la mauvaise influence de son étoile. Tu ne peux savoir ce que le Ciel a résolu de lui, ou, le sachant, tu ne peux l’empêcher. Mais si tu n’as pas pu prévoir ton propre malheur qui était si proche, à plus forte raison tu ne saurais prévoir l’avenir d’autrui.

» Ne me prie pas de te tuer, car tes prières seraient vaines. Et si tu désires la mort, encore que le monde entier la refuse, de soi-même peut toujours l’avoir une âme forte. À tous tes prisonniers ouvre les portes.» Ainsi dit la dame, et sans tarder elle entraîne le magicien vers la roche.

Lié avec sa proche chaîne, Atlante allait, suivi par la damoiselle, qui s’y fiait encore à peine, bien qu’il parût tout à fait résigné. Il ne la mène pas longtemps derrière lui, sans qu’ils aient retrouvé, au pied de la montagne, l’ouverture et les escaliers par où l’on monte au château, à la porte duquel ils arrivent enfin.

Sur le seuil, Atlante soulève une pierre où sont gravés des caractères et des signes étranges. Deux vases sont dessous en forme de marmites, qui jettent constamment de la fumée, ayant dans leur intérieur un feu caché. L’enchanteur les brise, et soudain la colline redevient déserte, inhabitée et inculte; on ne voit plus d’aucun côté ni mur ni tour, comme si jamais un château n’eût existé en cet endroit.

Alors le magicien se délivre de la dame comme fait souvent la grive qui s’échappe du filet; et avec lui disparaît subitement le château, laissant en liberté la compagnie qu’il contenait. Les dames et les chevaliers se trouvèrent hors des superbes appartements, en pleine campagne, et beaucoup d’eux en furent fâchés, car cette mise en liberté les privait de grands plaisirs.

Là est Gradasse, là est Sacripant, là est Prasilde, le noble chevalier qui vint du levant avec Renaud; avec lui est Iroldo, et tous deux font une vraie paire d’amis. Enfin, la belle Bradamante y retrouve son Roger si désiré, lequel, après l’avoir reconnue, lui fait un bon et très reconnaissant accueil.

Plus que ses yeux, plus que son cœur, plus que sa propre vie, Roger l’aima du jour où, ayant levé son casque pour lui, elle fut blessée grâce à cette circonstance. Il serait trop long de dire comment et par qui, et combien longtemps, par la forêt sauvage et déserte, ils se cherchèrent ensuite nuit et jour, sans avoir pu jamais se retrouver, sinon ici.

Maintenant qu’il la voit près de lui, et qu’il apprend qu’elle seule a été sa libératrice, son cœur est plein d’une telle joie, qu’il se déclare le plus fortuné des hommes. Ils descendent de la montagne dans ce vallon où la dame avait été victorieuse, et où ils trouvent encore l’hippogriffe, ayant au flanc l’écu, mais recouvert.

La dame va pour le prendre par la bride, et lui l’attend jusqu’à ce qu’elle soit à ses côtés. Puis, il déploie les ailes par l’air serein, et se repose non loin de là à mi-côte. Elle le poursuit, et lui, ni plus ni moins que la première fois, s’élève dans les airs et ne se laisse pas trop approcher. Ainsi fait la corneille sur le sable aride, qui, derrière les chiens, deçà delà voltige.

Roger, Gradasse, Sacripant et tous ces chevaliers qui étaient descendus ensemble, en haut, en bas, se sont postés aux endroits où ils espèrent que le cheval volant reviendra. Celui-ci, après qu’il a entraîné tous les autres à plusieurs reprises sur les plus hautes cimes et dans les bas-fonds humides, à travers les rochers, s’arrête à la fin près de Roger.

Et cela fut l’œuvre du vieux Atlante, qui n’abandonne pas le pieux désir de soustraire Roger au grand péril qui le menace. À cela seul il pense, et de cela seul il se tourmente. C’est pourquoi, afin de l’enlever d’Europe par cet artifice, il lui envoie l’hippogriffe. Roger le saisit et pense le tirer après lui; mais celui-ci s’arrête et ne veut pas le suivre.

Ce vaillant descend alors de Frontin – son destrier se nommait Frontin [43] – et monte sur celui qui s’en va par les airs, et avec les éperons excite son impétueuse ardeur. Celui-ci galope un moment; puis, s’appuyant fortement sur ses pieds, il prend son élan vers le ciel, plus léger que le gerfaut auquel son maître lève à temps le chaperon et montre l’oiseau.

La belle dame, qui voit son Roger si haut et dans un tel péril, reste tellement interdite, qu’elle ne peut de longtemps revenir au sentiment de la réalité. Ce qu’elle a autrefois entendu raconter de Ganymède, qui, de l’empire paternel, fut enlevé au ciel, lui fait craindre que pareille chose n’arrive à Roger, non moins aimable et non moins beau que Ganymède.