D’où, avec une voix triste et plaintive, sortent, distinctes et claires, ces paroles: «Si tu es courtois et accessible à la pitié, comme le montre ta belle physionomie, éloigne cet animal de mon arbre. Il suffit que je sois affligé de mon propre mal, sans qu’une autre peine, sans qu’une autre douleur vienne encore du dehors pour me tourmenter.»
Au premier son de cette voix, Roger tourne les yeux et se lève subitement. Et quand il s’aperçoit qu’elle sort de l’arbre, il reste plus stupéfait que jamais. Il s’empresse d’écarter le destrier, et, la rougeur sur les joues: «Qui que tu sois – dit-il – pardonne-moi, esprit humain ou déesse des bocages.
» Je ne savais pas que, sous ta rude écorce, se cachait un esprit humain; c’est pourquoi j’ai laissé endommager ton beau feuillage et insulter à ton myrte vivace. Mais ne tarde pas à m’apprendre qui tu es, toi qui, en un corps grossier et rugueux, vis et parles comme un animal doué de raison. Que de l’orage le ciel te préserve toujours!
» Et si, maintenant ou jamais, je puis réparer par quelque service le mal que je viens de te causer, je te promets, par la belle dame qui possède la meilleure part de moi-même, de faire de telle sorte, par mes paroles et par mes actes, que tu aies une juste raison de te louer de moi.» À peine Roger eut-il fini de parler, que le myrte trembla de la tête au pied.
Puis on vit son écorce se couvrir de sueur, comme le bois fraîchement tiré de la forêt, qui sent la violence du feu après lui avoir en vain fait toute sorte de résistance. Et il commença: «Ta courtoisie me force à te découvrir en même temps qui j’ai d’abord été, et ce qui m’a changé en myrte sur cette charmante plage.
» Mon nom fut Astolphe, et j’étais un paladin de France très redouté dans les combats. J’étais cousin de Roland et de Renaud [45], dont la renommée n’a pas de bornes. Je devais, après mon père Othon, régner sur toute l’Angleterre. J’étais si beau et si bien fait, que plus d’une dame s’enflamma pour moi. Seul je me suis perdu moi-même.
» Je revenais de ces îles lointaines qu’en Orient baigne la mer des Indes, où Renaud et quelques autres avec moi avions été retenus prisonniers dans un obscur et profond cachot, et d’où nous avait délivrés la suprême vaillance du chevalier de Brava; me dirigeant vers le ponant, j’allais le long de la côte qui du vent du nord éprouve la rage.
» Et comme si le destin cruel et trompeur nous eût poussés sur ce chemin, nous arrivâmes un matin sur une belle plage où s’élève, sur le bord de la mer, un château appartenant à la puissante Alcine. Nous la trouvâmes sortie de son château, et qui se tenait sur le rivage, attirant sur le bord, sans filets et sans amorce, tous les poissons qu’elle voulait.
» Les dauphins rapides y accouraient, et les thons énormes à la bouche ouverte; les baleines et les veaux marins, troublés dans leur lourd sommeil; les mulets, les salpes, les saumons et les barbues nageaient en troupes le plus vite qu’ils pouvaient. Les physitères, les orques et les baleines montraient hors de la mer leurs monstrueuses échines.
» Nous aperçûmes une baleine, la plus grande qui se soit jamais vue sur toutes les mers. Onze pas et plus émergeaient hors des ondes ses larges épaules. Et nous tombâmes tous dans une grande erreur; car, comme elle se tenait immobile et sans jamais bouger, nous la prîmes pour une petite île, tellement ses deux extrémités étaient distantes l’une de l’autre.
» Alcine faisait sortir les poissons de l’eau avec de simples paroles et de simples enchantements. Avec la fée Morgane elle reçut le jour; mais je ne saurais dire si ce fut dans la même couche ou avant, ou après. Alcine me regarda, et soudain mon aspect lui plut, comme elle le montra sur son visage. Et il lui vint à la pensée de m’enlever, par astuce et artifice, à mes compagnons. Son dessein réussit.
» Elle vint à notre rencontre l’air souriant, avec des gestes gracieux et prévenants, et dit: “Chevaliers, qu’il vous plaise de prendre aujourd’hui vos logements chez moi. Je vous ferai voir, dans ma pêche, toutes sortes de poissons différents, les uns recouverts d’écailles, les autres lisses, et d’autres tout poilus, et tous plus nombreux qu’il n’y a d’étoiles au ciel.
» ”Et si nous voulons voir une sirène qui apaise la mer par son doux chant, passons d’ici sur cette autre plage, où, à cette heure, elle a toujours coutume de retourner.” Et elle nous montra cette grande baleine qui, comme je l’ai dit, paraissait être une île. Moi, qui fus toujours trop entreprenant – et je m’en repens – j’allai sur ce poisson.
» Renaud me faisait signe, ainsi que Dudon, de ne pas y aller, mais cela servit peu. La fée Alcine, avec un visage riant, laissa les deux autres et s’élança derrière moi. La baleine, à lui obéir diligente, s’en alla, nageant à travers l’onde salée. Je ne tardai pas à me repentir de ma sottise, mais je me trouvais trop éloigné du rivage.
» Renaud se jeta à la nage pour m’aider et faillit être englouti, car un furieux vent du sud s’éleva, qui couvrit d’une ombre épaisse le ciel et la mer. J’ignore ce qui lui est ensuite arrivé. Alcine s’efforçait de me rassurer, et pendant tout ce jour et la nuit suivante elle me tint sur ce monstre au milieu de la mer,
» Jusqu’à ce que nous arrivâmes à cette belle île, dont Alcine possède une grande partie. Elle l’a usurpée sur une de ses sœurs, à qui leur père l’avait entièrement laissée en héritage parce qu’elle était sa seule enfant légitime. Les deux autres, à ce que m’a dit depuis quelqu’un qui en était pleinement instruit, sont nées d’un inceste.
» Et de même qu’elles sont iniques et pleines de scélératesse et de vices infâmes, leur sœur, qui vit chaste, a dans son cœur toutes les vertus. Les deux autres se sont liguées contre elle, et déjà plus d’une fois elles ont levé une armée pour la chasser de l’île, et lui ont, à diverses reprises, enlevé plus de cent châteaux.
» Et celle-ci, qui s’appelle Logistilla, ne posséderait plus un pan de terre, si elle n’avait pour frontières, d’un côté un golfe, de l’autre une montagne inhabitée, de même que l’Écosse et l’Angleterre sont séparées par une montagne et une rivière [46]. Cependant ni Alcine ni Morgane n’abandonnent l’espérance de lui enlever ce qui lui reste.
» Ce digne couple étant pétri de vices, la hait précisément parce qu’elle est chaste et sage. Mais, pour revenir à ce que je te disais, et t’apprendre comment, par la suite, je devins une plante, sache qu’Alcine me retenait dans de grandes délices, et brûlait tout entière d’amour pour moi. D’une flamme non moindre, j’avais le cœur embrasé en la voyant si belle et si avenante.
» Je jouissais de son corps si délicat. Il me semblait que là étaient rassemblés tous les biens qui sont d’ordinaire répartis aux mortels, à ceux-ci plus, à ceux-là moins, et pas du tout à beaucoup. De la France ni du reste, je n’avais plus souvenance. Sans cesse occupé à contempler ce beau visage, toutes mes pensées, tous mes désirs se concentraient en elle et ne voyaient pas au delà.
» J’étais d’ailleurs tendrement aimé d’elle. Alcine ne prenait plus garde à personne, et avait abandonné tous les autres amants pour lesquels, avant moi, d’autres avaient été de même laissés. J’étais son conseiller, et nuit et jour elle m’avait à son côté. Elle m’avait donné plein pouvoir de commander aux autres; elle ne croyait qu’à moi, ne s’en rapportait qu’à moi, et, de nuit comme de jour, ne parlait jamais qu’à moi.