Выбрать главу

Elle lui donne l’anneau et le lui recommande. Elle lui recommande encore davantage son Roger, à qui elle envoie par elle mille souhaits; puis elle prend son chemin vers la Provence. L ’enchanteresse s’en va du côté opposé, et, pour accomplir son dessein, elle fait apparaître, le soir venu, un palefroi dont un pied est roux et tout le reste du corps noir.

Je crois que c’était un farfadet ou un esprit qu’elle avait, sous cette forme, évoqué de l’enfer. Sans ceinture et les pieds nus, elle s’élança dessus, les cheveux dénoués et en grand désordre, après s’être enlevé l’anneau du doigt, de peur qu’il ne s’opposât à ses propres enchantements. Puis elle voyagea avec une telle rapidité, qu’au matin elle se trouva dans l’île d’Alcine.

Là, elle se transforma complètement: sa stature s’accrut de plus d’une palme, les membres grossirent en proportion et atteignirent la taille qu’elle supposait au nécromant par lequel Roger avait été élevé avec un si grand soin. Elle couvrit son menton d’une longue barbe, et se rida le front et le reste du visage.

De figure, de parole et de physionomie elle sut si bien imiter Atlante, qu’elle pouvait être tout à fait prise pour l’enchanteur. Puis elle se cacha, et attendit jusqu’à ce qu’un beau jour Alcine eût permis à son amant de s’éloigner. Et ce fut grand hasard, car, soit au repos, soit à la promenade, elle ne pouvait rester une heure sans l’avoir près d’elle.

Elle le trouva seul, – ainsi qu’elle le désirait, – goûtant la fraîcheur et le calme du matin, le long d’un beau ruisseau qui descendait d’une colline et se dirigeait vers un lac limpide et paisible. Ses vêtements gracieux et lascifs annonçaient la mollesse et l’oisiveté; la main même d’Alcine les avait entièrement tissés de soie et d’or, avec un art admirable.

Un splendide collier de riches pierreries lui descendait du cou jusque sur la poitrine; autour de ses bras autrefois si virils s’enroulaient des bracelets brillants; de ses deux oreilles percées sortait un mince fil d’or, en forme d’anneau, où étaient suspendues deux grandes perles, comme jamais n’en possédèrent les Arabes ni les Indiens.

Ses cheveux bouclés étaient humides des parfums les plus suaves et les plus précieux. Tous ses gestes respiraient l’amour, comme s’il avait été habitué dans Valence à servir les dames. Il n’y avait plus de sain en lui que le nom; tout le reste était corrompu plus qu’à moitié. Ainsi fut retrouvé Roger, tant il avait été changé par enchantement.

Sous les traits d’Atlante, celle qui en avait pris la ressemblance lui apparaît avec le visage grave et vénérable que Roger avait toujours respecté; avec ce regard plein de colère et de menace qu’il avait tant redouté jadis dans son enfance. Elle lui dit: «C’est donc là le fruit que je devais recueillir de mes longues peines?

» T’ai-je, pour premiers aliments, nourri de la moelle des ours et des lions; t’ai-je, tout enfant, habitué à étrangler les serpents dans les cavernes et les ravins horribles, à arracher les ongles des panthères et des tigres, et à briser les dents aux sangliers pleins de vie, pour qu’après une telle éducation tu devinsses l’Adonis ou l’Atis d’Alcine [49]?

» Est-ce pour cela que l’observation des étoiles, les fibres sacrées consultées et entendues, les augures, les songes et tous les enchantements qui ont trop fait l’objet de mes études, m’avaient annoncé, quand tu étais encore à la mamelle, qu’arrivé à l’âge où te voilà, tu aurais accompli sous les armes de tels exploits qu’ils devaient être sans pareils?

» Voilà vraiment un beau commencement et qui puisse faire espérer que tu sois près d’égaler un Alexandre, un Jules, un Scipion! Qui aurait pu, hélas! croire jamais cela de toi, que tu te serais fait l’esclave d’Alcine! Et pour qu’à chacun cela soit plus manifeste, au cou et aux bras tu portes sa chaîne par laquelle elle te mène après elle à sa fantaisie.

» Si tu es insensible à ta propre gloire et aux œuvres sublimes pour lesquelles le ciel t’a choisi, pourquoi priver ta postérité des biens que je t’ai mille fois prédits? Hélas! pourquoi tiens-tu éternellement fermé le sein que le ciel a désigné pour concevoir de toi la race glorieuse et surhumaine qui doit jeter sur le monde plus d’éclat que le soleil?

» Ah! n’empêche pas les plus nobles âmes, déjà formées dans la pensée éternelle, de venir en leur temps vivifier ces corps qui, de toi, doivent prendre leur racine! Ah! ne sois point un obstacle aux mille triomphes par lesquels, après d’âpres fatigues et de cruelles atteintes, tes fils, tes neveux et tes descendants rendront à l’Italie son antique honneur!

» Et pour t’amener à cela, il n’est pas besoin de rappeler que tant et tant d’âmes belles, remarquables, illustres, invincibles et saintes doivent fleurir sur ta tige féconde; il devrait te suffire de songer à un seul couple, à Hippolyte et à son frère, car jusqu’à présent le monde en a vu peu de pareils, dans toutes les positions où l’on s’élève par la vertu.

» J’avais l’habitude de te parler d’eux plus que de tous les autres ensemble, parce que, plus que tous ceux de ta race, ils seront doués des vertus suprêmes, et qu’en te parlant d’eux, je voyais que tu leur donnais plus d’attention qu’aux autres, et que tu te réjouissais de ce que de si illustres héros devaient être tes neveux.

» Quels charmes a donc celle dont tu as fait ta reine, que n’aient pas mille autres courtisanes? Tu sais bien que de tant d’autres amants dont elle a été la concubine, elle n’en a pas rendu un seul heureux. Mais pour que tu connaisses ce qu’est vraiment Alcine, débarrasse-toi de ses fraudes et de ses artifices. Prends cet anneau à ton doigt et retourne vers elle et tu pourras voir comment elle est belle.»

Roger se tenait honteux et muet, fixant la terre, et ne savait que dire. Sur quoi, la magicienne lui passe à l’instant l’anneau au doigt et lui fait recouvrer ses sens. Dès que Roger est revenu à lui, il est accablé de tant de honte, qu’il voudrait être à mille brasses sous terre, afin que personne ne pût voir son visage.

Au même instant, et tout en lui parlant, la magicienne reprend sa première forme, car elle n’avait plus besoin de celle d’Atlante, puisqu’elle avait atteint le but pour lequel elle était venue. Pour vous dire ce que je ne vous ai pas encore dit, elle lui apprend qu’elle se nomme Mélisse, se fait entièrement connaître à Roger et lui dit dans quel but elle est venue.

Elle lui dit qu’elle était envoyée par celle qui, remplie d’amour, le désire sans cesse et ne peut plus vivre sans lui, afin de le délivrer des chaînes dont une magique violence l’avait lié. Elle avait pris la figure d’Atlante de Carena [50], pour avoir plus d’autorité auprès de lui; mais puisqu’elle l’a désormais rendu à la santé, elle veut tout lui découvrir et tout lui faire voir.

«Cette gente dame qui t’aime tant, et qui est si digne de ton amour; celle à qui, si tu te le rappelles, tu dois ta délivrance opérée par elle, t’envoie cet anneau qui détruit tout enchantement; elle t’aurait de même envoyé son cœur, si elle avait cru que son cœur eût la même vertu que l’anneau pour te sauver.»

Et elle poursuit en l’entretenant de l’amour que Bradamante lui a jusqu’ici porté et lui porte encore. Entraînée par la vérité et l’affection, elle lui vante sa grande valeur; enfin, avec l’adresse qui convient à une messagère adroite, elle rend Alcine aussi odieuse à Roger que le sont d’ordinaire les choses les plus horribles.