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Que ne peut-il pas faire d’un cœur qui lui est assujetti, ce cruel et traître Amour, puisqu’il a pu enlever du cœur de Roland la grande fidélité qu’il devait à son prince? Jusqu’ici, Roland s’est montré sage et tout à fait digne de respect, et défenseur de la Sainte Église. Maintenant, pour un vain amour, il a peu souci de son oncle et de lui-même, et encore moins de Dieu.

Mais moi je ne l’excuse que trop, et je me félicite d’avoir un tel compagnon de ma faiblesse; car moi aussi, je suis languissant et débile pour le bien, et sain et vaillant pour le mal. Roland s’en va entièrement recouvert d’une armure noire, sans regret d’abandonner tant d’amis, et il arrive à l’endroit où les gens d’Afrique et d’Espagne, avaient leurs tentes dressées dans la campagne.

Quand je dis leurs tentes, je me trompe, car sous les arbres et sous des restants de toits, la pluie les a dispersés par groupes de dix, de vingt, de quatre, de six, ou de huit, les uns au loin, les autres plus près. Tous dorment, fatigués et rompus; ceux-ci étendus à terre, ceux-là la tête appuyée sur leur main. Ils dorment, et le comte aurait pu en tuer un grand nombre; pourtant il ne tira pas Durandal.

Le généreux Roland a le cœur si grand, qu’il dédaigne de frapper des gens qui dorment. Il parcourt ces lieux en tous sens, cherchant à retrouver les traces de sa dame. À chacun de ceux qu’il rencontre éveillés, il dépeint, en soupirant, ses vêtements et sa tournure, et les prie de lui apprendre, par courtoisie, de quel côté elle est allée.

Puis, quand vint le jour clair et brillant, il chercha dans toute l’armée mauresque; et il pouvait le faire en toute sécurité, vêtu qu’il était de l’habit arabe. Il était en outre servi en cette occasion par sa connaissance des langues autres que la langue française; il parlait en particulier la langue africaine de façon à faire croire qu’il était né à Tripoli et qu’il y avait été élevé.

Il chercha par tout le camp, où il demeura trois jours sans plus de résultat. Puis il parcourut non seulement les cités et les bourgs de France et de son territoire, mais jusqu’à la moindre bourgade d’Auvergne et de Gascogne. Il chercha partout, de la Provence à la Bretagne, et de la Picardie aux frontières d’Espagne.

Ce fut entre la fin d’octobre et le commencement de novembre, dans la saison où les arbres voient tomber leur robe feuillue jusqu’à ce que leurs branches restent entièrement nues, et où les oiseaux vont par bandes nombreuses, que Roland entreprit son amoureuse recherche. Et de tout l’hiver il ne l’abandonna point, non plus qu’au retour de la saison nouvelle.

Passant un jour, selon qu’il en avait coutume, d’un pays dans un autre, il arriva sur les bords d’un fleuve qui sépare les Normands des Bretons [53], et va se jeter dans la mer voisine. Ce fleuve était alors tout débordé et couvert d’écume blanche par la fonte des neiges et la pluie des montagnes, et l’impétuosité des eaux avait rompu et emporté le pont, de sorte qu’on ne pouvait plus passer.

Le paladin cherche des yeux d’un côté et d’autre le long des rives, pour voir, puisqu’il n’est ni poisson ni oiseau, comment il pourra mettre le pied sur l’autre bord. Et voici qu’il voit venir à lui un bateau, à la poupe duquel une damoiselle est assise. Il lui fait signe de venir à lui, mais elle ne laisse point arriver la barque jusqu’à terre.

Elle ne touche point terre de la proue, car elle craint qu’on ne monte contre son gré dans la barque. Roland la prie de le prendre avec elle et de le déposer de l’autre côté du fleuve. Et elle à lui: «Aucun chevalier ne passe par ici, sans avoir donné sa foi de livrer, à ma requête, la bataille la plus juste et la plus honorable qui soit au monde.

» C’est pourquoi, si vous avez le désir, chevalier, de porter vos pas sur l’autre rive, promettez-moi que vous irez, avant la fin du mois prochain, vous joindre au roi d’Irlande qui rassemble une grande armée pour détruire l’île d’Ébude, la plus barbare de toutes celles que la mer entoure.

» Vous devez savoir que par delà l’Irlande, et parmi beaucoup d’autres, est située une île nommée Ébude, dont les sauvages habitants, pour satisfaire à leur loi, pillent les environs, enlevant toutes les femmes qu’ils peuvent saisir, et qu’ils destinent à servir de proie à un animal vorace qui vient chaque jour sur leur rivage, où il trouve toujours une nouvelle dame ou damoiselle dont il se nourrit.

» Les marchands et les corsaires qui croisent dans ces parages, leur en livrent en quantité, et surtout les plus belles. Vous pouvez compter, à une par jour, combien ont déjà péri de dames et de damoiselles. Mais, si la pitié trouve en vous asile, si vous n’êtes pas entièrement rebelle à l’amour, ayez pour agréable de faire partie de ceux qui vont combattre pour une si juste cause.»

Roland attend à peine d’avoir tout entendu, et, en homme qui ne peut souffrir un acte inique et barbare, ni en entendre parler sans que cela lui pèse, il jure d’être le premier à cette entreprise. Quelque chose lui fait penser, lui fait craindre, que ces gens ne se soient emparés d’Angélique, puisqu’il l’a cherchée par tant d’endroits sans pouvoir retrouver sa trace.

Cette pensée le trouble et lui fait abandonner son premier projet. Il se décide à s’embarquer le plus vite possible pour cette île inique. Avant que le soleil ne se soit plongé dans la mer, il trouve près de Saint-Malo un navire sur lequel il monte; puis, ayant fait déployer les voiles, il dépasse le Mont-Saint-Michel pendant la nuit.

Il laisse Saint-Brieuc et Landriglier [54] à main gauche, et s’en va côtoyant les grandes falaises bretonnes. Puis, il se dirige droit sur les côtes blanches d’où l’Angleterre a pris le nom d’Albion. Mais le vent, qui était d’abord au midi, vient à manquer, et se met à souffler du ponant et du nord avec une telle force, qu’il faut abaisser toutes les voiles et tourner la poupe.

Tout le chemin qu’avait fait le navire en quatre jours, on le refait en arrière en un seul. L’habile pilote tient la haute mer et n’approche pas de terre, où son bâtiment se briserait comme un verre fragile. Le vent, après avoir soufflé en fureur pendant quatre jours, s’apaisa le cinquième et laissa le navire entrer paisiblement dans l’embouchure du fleuve d’Anvers.

Dès que le pilote, harassé de fatigue, eut fait entrer dans cette embouchure son vaisseau maltraité par la tempête, il longea une contrée qui s’étendait à droite du fleuve; on vit aussitôt descendre sur la rive un vieillard d’un grand âge, ainsi que semblait l’indiquer sa chevelure blanche. D’un air tout à fait courtois, après avoir salué tout le monde, il se retourna vers le comte, qu’il jugea être le chef,

Et le pria, de la part d’une damoiselle, de venir au plus tôt lui parler, ajoutant qu’elle était belle, et plus douce et plus affable que toute autre au monde; et que s’il préférait l’attendre, elle viendrait le trouver sur son navire, car elle mettait le plus grand empressement à s’aboucher avec tous les chevaliers errants qui passaient par là;

Qu’aucun chevalier, venu par terre ou par mer dans l’embouchure du fleuve, n’avait refusé de s’entretenir avec la damoiselle et de la conseiller dans sa cruelle position. En entendant cela, Roland s’élance sans retard sur la rive, et comme il était humain et rempli de courtoisie, il va où le vieillard le mène.