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» Ce sera la sage Éléonore qui viendra se greffer sur ton arbre fortuné. Que te dirai-je de sa seconde belle-fille qui doit lui succéder peu après, Lucrèce Borgia, dont la beauté, la vertu, le renom de chasteté [67] et la fortune, croîtront d’heure en heure, comme la jeune plante dans un terrain fertile?

» Comme l’étain est à l’argent, le cuivre à l’or, le pavot des champs à la rose, le saule pâle au laurier toujours vert, le verre peint à la pierre précieuse, ainsi, comparées à celle que j’honore avant qu’elle soit née, seront les plus estimées pour leur sagesse et leurs autres vertus.

» Et par-dessus tous les grands éloges qui lui seront donnés pendant sa vie et après sa mort, on la louera d’avoir inculqué de nobles sentiments à Hercule et à ses autres fils, qui, par la suite, s’illustreront sous la toge et dans les armes, car le parfum qu’on verse dans un vase neuf ne s’en va point si facilement, qu’il soit bon ou mauvais.

» Je ne veux pas non plus passer sous silence Renée de France, belle-fille de la précédente, et fille de Louis XII et de l’éternelle gloire de la Bretagne. Je vois réunies dans Renée toutes les vertus qu’ait jamais possédées une femme, depuis que le feu échauffe, que l’eau mouille et que le ciel tourne autour de la terre.

» J’en aurais long à te dire, sur Alde de Saxe, la comtesse de Celano, Blanche-Marie de Catalogne, la fille du roi de Sicile, la belle Lippa de Bologne et autres. Mais si j’entreprenais de te dire les grandes louanges qu’elles mériteront toutes, j’entrerais dans une mer qui n’a pas de rivages.»

Après qu’elle lui eut fait connaître, à son vif contentement, la plus grande partie de sa postérité, elle lui répéta à plusieurs reprises comment Roger avait été attiré dans le palais enchanté. Arrivée près de la demeure du méchant vieillard, Mélisse s’arrêta et ne jugea pas à propos d’aller plus loin, de peur d’être vue par Atlante.

Et elle renouvela à la jeune fille les conseils qu’elle lui avait déjà mille fois donnés, puis elle la laissa seule. Celle-ci ne chevaucha pas plus de deux milles, dans un étroit sentier, sans voir quelqu’un qui ressemblait à son Roger. Deux géants, à l’aspect féroce, le serraient de près pour lui donner la mort.

Dès que la dame voit dans un tel péril celui qui a toutes les apparences de Roger, elle change en doute la foi qu’elle avait dans les avis de Mélisse, et elle oublie toutes ses belles résolutions. Elle croit que Mélisse hait Roger pour quelque nouvelle injure ou pour des motifs qu’elle ignore, et qu’elle a ourdi cette trame inusitée pour le faire périr de la main de celle qui l’aime.

Elle se disait: «N’est-ce pas là Roger, que je vois toujours avec le cœur, et qu’aujourd’hui je vois avec mes yeux? Et si maintenant je ne le vois pas ou si je ne le reconnais pas, comment le verrai-je, comment le reconnaîtrai-je jamais? Pourquoi veux-je en croire plutôt à autrui qu’à mes propres yeux? À défaut de mes yeux, mon cœur me dit s’il est loin ou près.»

Pendant qu’elle se parle ainsi, elle croit entendre la voix de Roger qui appelle à son secours. Elle le voit en même temps éperonner son cheval rapide et lui retenir le mors, tandis que ses deux féroces ennemis le suivent et le chassent à toute bride. La dame s’empresse de les suivre et arrive avec eux dans la demeure enchantée.

Elle n’en a pas plus tôt franchi les portes, qu’elle tombe dans l’erreur commune. Elle cherche en vain Roger de tous côtés, en haut, en bas, au dedans et au dehors. Elle ne s’arrête ni jour ni nuit; et l’enchantement était si fort, et l’enchanteur avait été si habile, qu’elle voit sans cesse Roger et lui parle sans qu’elle le reconnaisse, ou sans que Roger la reconnaisse elle-même.

Mais laissons Bradamante, et n’ayez pas de regret de la savoir en proie à cet enchantement. Quand il sera temps qu’elle en sorte, je l’en ferai sortir, et Roger aussi. De même que le changement de nourriture ranime l’appétit, ainsi il me semble que mon histoire risquera d’autant moins d’ennuyer qui l’entendra, qu’elle sera plus variée.

Il faut aussi que je me serve de beaucoup de fils pour tisser la grande toile à laquelle je travaille. Qu’il ne vous déplaise donc pas d’écouter comment, sortie de ses tentes, l’armée des Maures a pris les armes pour défiler devant le roi Agramant, lequel, fortement menacé par les lis d’or, l’a rassemblée pour une nouvelle revue, afin de savoir combien elle compte de combattants.

Outre que bon nombre de cavaliers et de fantassins avaient disparu, beaucoup de chefs manquaient, et des meilleurs, parmi les troupes d’Espagne, de Lybie et d’Éthiopie. Les divers corps de nations erraient sans direction propre. Afin de leur donner un chef, et de remettre de l’ordre dans chacun d’eux, tout le camp était rassemblé pour la revue.

Pour remplacer les pertes subies dans les batailles et les conflits sanglants, le roi d’Espagne et le roi d’Afrique avaient envoyé des ordres chacun dans leur pays, pour en faire venir de nombreux renforts, et ils les avaient distribués sous les différents chefs. Avec votre agrément, seigneur, je remettrai à l’autre chant l’exposé de cette revue.

Chant XIV

ARGUMENT. – L’armée des païens s’étant rassemblée, on constate l’absence des deux troupes détruites par Roland. Mandricard, courant sur les traces du paladin, rencontre Doralice, fille du roi de Grenade, qui s’en va épouser Rodomont, roi de Sarze. Il tue le cortège, emmène Doralice avec lui et en fait sa femme. Les Maures donnent l’assaut à Paris.

Dans les nombreux assauts et les cruels conflits que l’Afrique et l’Espagne avaient eus avec la France, le nombre était immense des guerriers morts et abandonnés au loup, au corbeau, à l’aigle vorace. Et bien que les Français fussent plus maltraités, ayant perdu toute la campagne, les Sarrasins avaient à se plaindre plus encore, par suite de la perte d’un grand nombre de leurs princes et de leurs grands barons.

Leurs victoires avaient été si sanglantes, qu’ils n’avaient pas à s’en réjouir. Et s’il est permis, invincible Alphonse, de comparer les choses modernes aux choses antiques, la grande victoire dont la gloire est votre œuvre immortelle et dont Ravenne doit pleurer toujours, ressemble aux victoires des Sarrasins.

Les Morins et les Picards, ainsi que les forces normandes et d’Aquitaine pliaient déjà, lorsque vous vous jetâtes au milieu des étendards ennemis de l’Espagnol presque victorieux, ayant derrière vous ces vaillants jeunes hommes qui, par leur courage, méritèrent en ce jour de recevoir de vous les épées et les éperons d’or.

Ils vous secondèrent avec tant d’ardeur, vous suivant de près dans ce grand péril, que vous fîtes s’écrouler le gland d’or, et rompîtes le bâton jaune et vermeil. Un laurier triomphal vous est dû pour avoir empêché le lis d’être détruit ou défloré. Une autre couronne doit encore orner votre front, pour avoir conservé à Rome son Fabricius.

La grande Colonne du nom romain, que vous protégeâtes et sauvâtes d’une entière destruction, vous vaut plus d’honneur que si, sous votre main, était tombée toute la fière milice qui engraisse les champs de Ravenne, et toute celle qui s’enfuit, abandonnant les bannières d’Aragon, de Castille et de Navarre, après avoir éprouvé l’inutilité de ses épieux et de ses machines de guerre.