Chant XV
ARGUMENT. – Pendant le tumulte de l’assaut donné à Paris, Rodomont pénètre dans les murs de la ville. – Astolphe, qui a reçu de Logistilla un livre mystérieux et un cor doué d’une vertu singulière, prend congé d’elle et débarque dans le golfe de Perse. Il passe en Égypte et y fait prisonnier le féroce Caligorant. Puis il va à Damiette, où il voit Orrile, voleur et magicien, qu’il trouve aux prises avec Aquilant et Griffon. Il va avec ces derniers à Jérusalem, gouvernée par Sansonnet au nom de Charles. Griffon y apprend des nouvelles déplaisantes de sa maîtresse Origile, et va en secret la trouver.
Vaincre fut toujours une chose digne d’éloges, que la victoire soit due à la fortune ou au génie. Il est vrai qu’une victoire sanglante atténue souvent le mérite d’un capitaine. En revanche, on acquiert une éternelle gloire, et l’on parvient aux honneurs divins, quand on réussit à mettre les ennemis en déroute, tout en ménageant ses propres troupes.
C’est ainsi, mon seigneur, que votre victoire fut digne d’éloges [69], quand vous maltraitâtes tellement le Lion de Saint-Marc, si redouté sur les mers, – et qui avait occupé l’une et l’autre rive du Pô, depuis Francolin jusqu’à son embouchure, – qu’on l’entend encore rugir. Mais pour moi, tant que je vous verrai à notre tête, je ne tremblerai pas à sa voix. Vous montrâtes comment on doit vaincre, en tuant nos ennemis et en nous conservant sains et saufs.
C’est ce que ne sut pas faire le païen, trop téméraire à son propre détriment, en précipitant ses soldats dans le fossé, où la flamme soudaine et insatiable n’en épargna aucun et les dévora tous. Le fossé, quelque grand qu’il fût, n’aurait pu en contenir autant; mais le feu restreignit leurs corps et les réduisit en cendres, afin que tous pussent tenir dans cet étroit espace.
Onze mille et vingt-huit périrent dans cette fournaise où ils étaient descendus malgré eux; mais ainsi le voulut leur chef peu sage. Leur vie s’est éteinte au milieu d’un si grand brasier, et maintenant la flamme vorace les ronge. Quant à Rodomont, cause de leur perte, il s’est tiré sain et sauf d’un tel désastre.
D’un bond prodigieux il avait sauté de l’autre côté du fossé, au beau milieu des ennemis. Si, comme les autres, il était descendu dans cette caverne, il y aurait trouvé la fin de tous ses exploits. Il se retourne alors vers cette vallée d’enfer, et quand il voit le feu s’élever si haut, quand il entend les plaintes et les hurlements des siens, il crie au ciel d’épouvantables blasphèmes.
Cependant, le roi Agramant avait fait livrer un vigoureux assaut à une des portes; il croyait que, grâce à la terrible bataille qui se livrait d’un autre côté et où périssait tant de monde, il la trouverait insuffisamment gardée et qu’il pourrait s’en emparer à l’improviste. Il avait avec lui Bambirague, roi d’Arzilla, et Balivers, adonné à tous les vices;
Corinée de Mulga; le riche Prusion, roi des îles Fortunées [70]; Malabuferse, qui possède le royaume de Fezzan, où règne un été continuel; d’autres chevaliers, ainsi qu’un grand nombre d’hommes d’armes expérimentés et bien armés, et beaucoup d’autres encore sans courage et nus, dont le lâche cœur ne se croirait pas suffisamment protégé sous mille boucliers.
Le roi des Sarrasins trouva de ce côté tout le contraire de ce qu’il avait pensé, car à la porte était en personne le chef de l’empire, le roi Charles, avec ses paladins: le roi Salamon, Ogier le Danois, les deux Guy, les deux Angelins, le duc de Bavière, Ganelon, Bérenger, Avolin, Avin et Otton;
Puis une infinité de guerriers d’un rang inférieur, français, allemands et lombards, tous désireux de se faire, sous les yeux de leur prince, une réputation parmi les plus vaillants. Je vous rendrai compte une autre fois de leurs prouesses, car je suis obligé pour le moment de revenir à un puissant duc qui m’appelle, et de loin me fait signe de ne pas le laisser dans l’embarras.
Il est temps que je retourne à l’endroit où j’ai laissé l’aventureux Astolphe d’Angleterre, qui a désormais son long exil en horreur, et brûle du désir de revoir sa patrie. Celle qui avait vaincu Alcine lui avait donné à espérer qu’il pourrait la revoir, et elle s’était occupée à l’y renvoyer par la voie la plus prompte et la plus sûre.
À cet effet, elle fit appareiller la meilleure galère qui jamais ait sillonné les mers. Et comme elle craignait qu’Alcine ne cherchât à troubler son voyage, Logistilla ordonna à Andronique et à Sophrosine d’accompagner Astolphe avec une forte escadre, jusqu’à ce qu’il eût gagné sain et sauf la mer d’Arabie ou le golfe Persique.
Elle lui conseille de contourner les rivages de la Scythie, de l’Inde et des royaumes Nabathéens, et de rejoindre, par ce long détour, les côtes de Perse et d’Érythrée, plutôt que d’aller par la mer boréale, toujours troublée par des vents mauvais et dangereux, et de traverser ces régions où l’on est plusieurs mois sans voir le soleil.
La Fée voyant que toutes les mesures étaient prises, permit au duc de partir, après l’avoir renseigné et instruit sur une foule de choses qu’il serait trop long de répéter. Pour empêcher qu’il ne tombât dans quelque enchantement dont il ne pourrait sortir, elle lui avait donné un beau et très utile livre, en lui recommandant, pour l’amour d’elle, de l’avoir toujours sur lui.
Ce petit livre enseignait comment l’homme doit combattre les enchantements. Divers signes indiquaient où ce sujet était traité. Enfin elle lui fit encore un don qui surpassait tous ceux qui furent jamais faits; c’était un cor dont le son terrible faisait fuir tous ceux qui l’entendaient.
Je dis que le son de ce cor était si terrible, que, partout où il s’entendait, il faisait fuir les gens. On n’aurait pu trouver dans l’univers un homme au cœur assez fort, pour s’empêcher de fuir aussitôt qu’il l’aurait entendu. La rumeur produite par le vent ou les tremblements de terre, le tonnerre lui-même, ne sont rien en comparaison. Le brave chevalier anglais prit congé de la Fée, après lui avoir adressé de chaleureux remercîments.
Laissant le port et ses ondes tranquilles, le duc, poussé par une brise heureuse qui souffle à la poupe, navigue à travers les riches et populeuses cités de l’Inde embaumée. Il découvre, à droite et à gauche, des milliers d’îles éparses, et s’avance jusqu’à ce qu’il aperçoive la terre de Thomas. Là, le pilote tourne plus au nord.
Rasant presque la Chersonèse d’Or [71], la flotte imposante entre dans le grand Océan, et, côtoyant de riches rivages, voit le Gange verser dans la mer ses eaux blanches d’écume. Puis, on aperçoit la Taprobane, Coromandel, et la mer qui s’étrangle entre deux rives. Après avoir navigué longtemps, on arrive à Cochin, et là on sort des parages de l’Inde.
Tout en parcourant la mer avec une escorte aussi dévouée et aussi sûre, le duc veut savoir et demande à Andronique si, des contrées où le soleil se couche, aucun vaisseau, marchant à la rame ou à la voile, est jamais apparu dans les mers d’Orient, et si on peut aller, sans toucher terre, des rivages de l’Inde à ceux de France ou d’Angleterre.