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Il chevaucha le long du fleuve Trajan [72] sur ce destrier qui n’a pas son égal au monde, et qui court ou saute si légèrement, que la trace de ses pas ne paraît point sur le sable. Il passe également sur l’herbe sans la fouler, ou sur la neige sans y laisser d’empreinte. Il pourrait marcher sur la mer les pieds secs, et sa course est si rapide, qu’elle dépasse le vent, la foudre et la flèche.

C’est le destrier qui appartint à l’Argail, et qui fut conçu de la flamme et du vent. Sans avoir besoin de foin ni d’avoine, il se nourrit d’air pur, et on le nomme Rabican. Le duc, poursuivant sa route, parvint à l’endroit où le fleuve Trajan est reçu par le Nil, et un peu avant d’arriver à son embouchure, il vit venir à lui une barque rapide.

À la poupe est un ermite dont la barbe blanche descend le long de la poitrine. Il invite le paladin à monter dans la barque: «Mon fils – lui crie-t-il de loin – si tu n’as pas ta propre vie en haine, si tu ne désires pas que la mort t’atteigne, qu’il te plaise de venir sur l’autre rive, car celle-ci te mène droit à la mort.

» Tu n’iras pas plus de six milles en avant, sans trouver la demeure sanglante où se tient un horrible géant, dont la taille dépasse de huit pieds celle d’un homme. Aucun chevalier, aucun voyageur ne peut espérer s’échapper vivant de ses mains. Le cruel égorge les uns, écorche les autres, déchire la plupart, et parfois les mange tout vifs.

» Il contente ainsi son plaisir cruel au moyen d’un filet admirablement fait et qu’il possède. Il le tend non loin de son antre, et le couche dans la poussière de telle façon que celui qui ne le sait pas d’avance ne peut soupçonner sa présence, tant les mailles en sont fines, et tant il est bien caché. Le géant pousse alors de tels cris contre les voyageurs, qu’il les chasse tout épouvantés dans le filet.

» Et avec un gros rire, il les traîne, ainsi enveloppés, dans sa demeure. Il s’inquiète peu que sa prise soit un chevalier ou une damoiselle, qu’elle soit de grande ou de petite valeur. Une fois qu’il a mangé la chair, sucé la cervelle et le sang, il jette les os dans le désert, et avec les peaux humaines il fait un horrible ornement à l’intérieur de son palais.

» Prends cette autre voie; prends-la, mon fils; elle te conduira sur un rivage tout à fait sûr.» «Je te rends grâce de ton conseil, mon père – répondit le chevalier sans manifester la moindre peur, – mais l’honneur me fait mépriser le danger; l’honneur dont j’ai beaucoup plus souci que de la vie. Tu m’engages en vain par tes paroles à passer sur l’autre bord; je vais au contraire droit à la recherche de la caverne.

» En fuyant, je puis me sauver au prix du déshonneur; mais j’ai un tel moyen de salut plus en horreur que la mort. Si je vais en avant, le pire qui puisse m’arriver c’est de succomber comme beaucoup d’autres. Mais si Dieu daigne diriger mes armes de façon que je tue le monstre et que je sorte vivant du combat, j’aurai rendu la voie sûre à des milliers de personnes; ainsi l’utilité de l’entreprise l’emporte sur le danger à courir,

» Puisque je risque la mort d’un seul pour le salut d’une infinité de gens.» «Va-t’en en paix, mon fils – répondit le vieillard. – Que Dieu envoie, du haut des demeures suprêmes, l’archange Michel pour protéger ta vie.» Puis l’humble ermite l’ayant béni, Astolphe poursuivit sa route le long du Nil, espérant plus dans le son de son cor que dans son épée.

Entre le fleuve profond et un marais, est tracé sur la rive sablonneuse un petit sentier qui aboutit à la demeure solitaire du géant inhumain et féroce. Tout autour sont accrochés les têtes et les membres dénudés des infortunés qui y sont venus. De chaque fenêtre, de chaque ouverture pendent quelques-uns de ces lugubres trophées.

Comme dans les villas alpestres, ou dans les châteaux, le chasseur, en souvenir des grands périls qu’il a courus, a coutume de clouer aux portes les peaux hérissées, les pattes formidables et les énormes têtes des ours, ainsi le féroce géant faisait parade des dépouilles de celles de ses victimes qui lui avaient résisté avec le plus de courage. Les ossements d’une infinité d’autres sont épars sur le sol, et les fossés sont remplis de sang humain.

Caligorant se tient sur la porte, – c’est ainsi qu’est nommé le monstre impitoyable qui orne de cadavres le seuil de sa demeure, comme d’autres décorent le leur avec des draperies d’or et de pourpre. – À peine s’il peut retenir sa joie dès qu’il aperçoit le duc de loin, car il y avait deux mois passés, et le troisième s’avançait, qu’aucun chevalier n’était venu par ce chemin.

Il se dirige en toute hâte vers le marais qui était couvert d’une épaisse forêt de roseaux verdoyants, comptant y tuer le paladin en l’attaquant par derrière. Il espère, en effet, le faire tomber dans le filet qu’il tenait caché dans la poussière, comme il avait déjà fait des autres voyageurs que leur mauvais destin avait amenés dans ces lieux.

Dès que le paladin le voit venir, il arrête son destrier, craignant qu’il ne donne du pied dans les filets dont lui avait parlé le bon vieillard. Là il a recours à son cor. Le son de celui-ci fait son effet habituel; le géant, en l’entendant, est frappé au cœur d’une terreur telle, qu’il se met à fuir.

Astolphe sonne, tout en regardant attentivement autour de lui, car il lui semble toujours que le filet s’ouvre pour le saisir. Quant au félon, il s’enfuit sans voir où il va, car il a les yeux aussi troublés que le cœur. Sa terreur est si grande, qu’il ne reconnaît plus son chemin, et trébuche dans son propre filet qui se resserre, l’enlace tout entier et le renverse à terre.

Astolphe qui voit tomber le colosse, rassuré sur son propre compte, accourt en toute hâte. Descendu de cheval, l’épée en main, il s’avance pour venger la mort de mille malheureux. Mais il lui semble que tuer un homme enchaîné lui sera reproché comme une lâcheté plutôt que compté comme un acte de courage. Il voit en effet que le géant a les bras, les pieds et le cou liés de telle sorte qu’il ne peut faire un mouvement.

Le filet avait été jadis fait par Vulcain d’un fil d’acier très subtil, mais avec un art tel qu’on aurait perdu sa peine à chercher à en dénouer la moindre partie. C’était celui qui avait lié les pieds et les mains de Vénus et de Mars. Le jaloux l’avait fait dans l’unique intention de les saisir tous les deux ensemble au lit.

Mercure le vola plus tard au forgeron, lorsqu’il voulut s’emparer de Chloris, de Chloris la belle, qui voltige par les airs derrière l’Aurore, au lever du soleil, et s’en va répandant les lis, les roses et les violettes contenus dans les pans de sa robe. Mercure guetta tellement cette nymphe, qu’un jour il la saisit dans l’air avec le filet.

Il paraît que la déesse fut prise en volant près de l’endroit où le grand fleuve d’Éthiopie entre dans la mer. Le filet fut ensuite conservé pendant plusieurs siècles à Canope, dans le temple d’Anubis. Trois mille ans après, Caligorant l’enleva du lieu consacré. Le voleur impie emporta le filet, après avoir brûlé la ville et dépouillé le temple.

Il sut l’installer sur le sable de telle façon que tous ceux auxquels il faisait la chasse venaient y donner en plein. À peine l’avaient-ils touché, qu’il leur liait le cou, les pieds et les bras. Astolphe, après en avoir enlevé une chaîne, lia les mains, les bras et la poitrine du félon de façon qu’il ne pût pas se dégager, puis il le laissa se lever,