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Et ceci a été causé par deux fontaines dont les eaux ont un effet contraire; toutes deux sont dans l’Ardenne et non loin l’une de l’autre. D’amoureux désirs l’une emplit le cœur; qui boit à l’autre, reste sans amour et change complètement en glace sa première ardeur. Renaud a goûté à l’une, et l’amour le ronge; Angélique a bu à l’autre, et elle le hait et le fuit.

Cette eau, d’un secret venin mélangée, qui change en haine l’amoureux souci, fait que la dame que Renaud a devant les yeux subitement obscurcit ses regards sereins. D’une voix tremblante et le visage triste, elle supplie Sacripant et le conjure de ne pas attendre que ce guerrier soit plus proche, mais qu’il prenne la fuite avec elle.

«Je suis donc, – dit le Sarrasin – je suis donc en si petit crédit près de vous, que vous me regardiez comme inutile et incapable de vous défendre contre celui-ci? Les batailles d’Albracca vous sont donc déjà sorties de la mémoire [32], ainsi que la nuit où je sus, pour votre salut, vous défendre, seul et nu, contre Agrican et toute son armée?»

Elle ne répond pas et ne sait plus ce qu’elle fait, car Renaud est désormais trop près d’elle. De loin, il menace le Sarrasin, dès qu’il voit le cheval et le reconnaît. Il reconnaît aussi l’angélique visage qui lui a mis au cœur l’amoureux incendie. Ce qui se passa ensuite entre ces deux chevaliers hautains, je veux que pour l’autre chant cela soit réservé.

Chant II

ARGUMENT. – Pendant que Renaud et Sacripant combattent pour la possession de Bayard, Angélique, fuyant toujours, trouve dans la forêt un ermite qui, par son art magique, fait cesser le combat entre les deux guerriers. Renaud monte sur Bayard et va à Paris, d’où Charles l’envoie en Angleterre. – Bradamante, allant à la recherche de Roger, rencontre Pinabel de Mayence, lequel, par un récit en partie mensonger et dans l’intention de lui donner la mort, la fait tomber au fond d’une caverne.

Très injuste Amour, pourquoi si rarement fais-tu se correspondre nos désirs? D’où vient, perfide, qu’il t’est si cher de voir la discorde régner entre deux cœurs? Tu ne me laisses point aller au gué facile et clair, et tu m’entraînes à l’endroit le plus sombre et le plus profond. De qui désire mon amour, tu m’éloignes, et tu veux que j’adore et que j’aime qui m’a en haine.

Tu fais qu’à Renaud Angélique paraît belle, quand il lui paraît, à elle, laid et déplaisant. Lorsqu’elle le trouvait beau et qu’elle l’aimait, lui la haïssait autant qu’on peut haïr. Maintenant, il s’afflige et se tourmente en vain; ainsi la pareille lui est bien rendue. Elle l’a en haine, et cette haine est si forte, que, plutôt que d’être à lui, elle choisirait la mort.

Renaud crie au Sarrasin avec beaucoup de hauteur: «Descends, larron, de mon cheval. Je ne puis souffrir que ce qui m’appartient me soit enlevé; mais je fais de façon qu’à celui qui le convoite, cela coûte cher. Et je veux encore t’enlever cette dame, car il serait grand dommage de te la laisser. Si parfait destrier, dame si digne, à un voleur ne me paraissent point convenir.»

«Tu as menti, en disant que je suis un voleur, – répond le Sarrasin, non moins altier. – Qui t’appellerait voleur toi-même, autant que j’en appris par la renommée, parlerait avec plus de vérité. On verra tout à l’heure, à l’épreuve, qui de nous deux est le plus digne de la dame et du destrier; bien que, quant à celle-ci, je convienne avec toi qu’il n’est chose si digne au monde.»

Comme font d’habitude deux chiens hargneux qui, excités par l’envie ou tout autre motif de haine, se joignent en grinçant des dents, les yeux tors et plus rouges que braise, puis en viennent à se mordre, furieux de rage, la gueule horrible et le dos hérissé, ainsi aux épées, avec des cris et des insultes, en viennent le Circassien et le seigneur de Clermont.

À pied est l’un, l’autre à cheval. Or, quel avantage croyez-vous qu’ait le Sarrasin? Il n’en a, à vrai dire, aucun; même, dans cette circonstance, il vaut peut-être moins qu’un page inexpérimenté, car le destrier, par instinct naturel, ne voulait pas faire de mal à son maître. Pas plus avec la main qu’avec l’éperon, le Circassien ne peut lui faire faire un pas à sa volonté.

Quand il croit le faire avancer, le cheval s’arrête; et s’il veut le retenir, il galope ou trotte. Puis, sous son poitrail il se cache la tête, joue de l’échine et lance force ruades. Le Sarrasin voyant qu’il perd son temps à dompter cette bête rebelle, pose la main sur le pommeau de l’arçon, s’enlève et, du côté gauche, sur pieds saute à terre.

Dès que, par ce léger saut, le païen fut débarrassé de la furie obstinée de Bayard, on vit commencer un assaut bien digne d’un si vaillant couple de chevaliers. L’épée de chacun d’eux résonne, s’abaisse ou s’élève. Le marteau de Vulcain était plus lent à frapper dans la caverne enfumée où il forgeait, sur les enclumes, les foudres de Jupiter.

Ils font voir, par des coups tantôt multipliés, tantôt feints et rares, qu’ils sont maîtres à ce jeu. On les voit se dresser fièrement ou s’accroupir, se couvrir ou se montrer un peu, avancer ou reculer, esquiver les coups ou les affronter, tourner autour de l’adversaire, et là où l’un cède, l’autre poser aussitôt le pied.

Voici que Renaud, avec l’épée, s’abandonne tout entier sur Sacripant. Celui-ci pare avec l’écu qui était en os recouvert d’une plaque d’acier trempé et solide. Flamberge le fend [33], quoiqu’il soit très épais. La forêt en gémit et en résonne. L’os et l’acier sont brisés comme glace, et le bras du Sarrasin en reste engourdi.

La timide donzelle qui voit le coup terrible produire un si déplorable effet, par grand’peur change de visage. Tel le coupable qui marche au supplice. Il lui semble qu’elle ne doit pas tarder un seul instant à fuir si elle ne veut pas être la proie de Renaud, de ce Renaud qu’elle hait autant que lui l’aime misérablement.

Elle fait faire volte-face à son cheval et, dans la forêt épaisse, elle le chasse par un âpre et étroit sentier. Parfois elle tourne en arrière son visage défait, car il lui semble avoir Renaud aux épaules. Elle n’avait pas, en fuyant, fait beaucoup de chemin, qu’elle rencontra un ermite dans une vallée. Il avait une longue barbe qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine, et était d’un aspect pieux et vénérable.

Exténué par les ans et le jeûne, il s’en venait lentement sur un âne et paraissait, plus qu’aucun autre, être d’une conscience scrupuleuse et sévère. Des qu’il vit le visage délicat de la donzelle qui arrivait à sa rencontre, quelque débile et peu robuste qu’il fût, il se sentit tout ému de pitié.

La dame s’informe auprès du frère d’un chemin qui la conduise à un port de mer, car elle voudrait quitter la France, pour ne plus entendre parler de Renaud. Le frère, qui connaît la nécromancie, s’empresse de rassurer la donzelle, lui promettant de la tirer bientôt de tout péril. Puis il porte la main à une de ses poches.

Il en tire un livre au moyen duquel il produit un grand effet, car il n’a pas fini d’en lire la première page, qu’il fait surgir un esprit sous la forme d’un valet, et lui commande selon ce qu’il veut qu’il fasse. Celui-ci s’en va, esclave de ce qui est écrit, à l’endroit où les deux chevaliers étaient face à face dans le bois et ne restaient pas oisifs. Entre eux il se jette avec une grande audace.