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Il n’en trouve pas un, parmi tous ceux qu’il taille, qu’il transperce ou qu’il fauche, dont il puisse voir la figure. Le long de cette rue si populeuse et si garnie qui s’en va droit au pont Saint-Michel, le féroce et terrible Rodomont court, faisant tournoyer son épée sanglante. Il frappe également le valet et le maître, et n’épargne pas plus le juste que le pécheur.

La religion ne protège pas le prêtre; l’innocence ne sert de rien au petit enfant; les femmes et les damoiselles montrent en vain leur regard doux et limpide, leurs joues tendres et vermeilles. Le vieillard lui-même est poursuivi et frappé. Le Sarrasin déploie, en cette occasion, plus de cruauté que de valeur, car il ne considère ni le sexe, ni la condition, ni l’âge.

Mais le sang humain ne suffit plus à assouvir la colère de l’impitoyable roi, du plus impitoyable des mortels. Sa rage se tourne contre les édifices; il incendie les maisons et les temples profanés. À cette époque, presque toutes les maisons, à ce qu’on rapporte, étaient en bois, et cela peut se croire facilement, puisque aujourd’hui même, à Paris, six sur dix le sont encore.

Il semble même que le feu, quelque ardent qu’il soit, ne puisse satisfaire une si grande haine. Il saisit dans ses puissantes mains tout ce qui est à sa portée, et à chaque secousse un toit s’écroule. Vous pouvez croire, seigneur, que jamais vous n’avez vu à Padoue [74] de bombarde assez grosse pour faire tomber autant de murs que le roi d’Alger en jette à terre d’une seule secousse.

Si, pendant que le maudit produisait avec le fer et le feu un tel ravage à l’intérieur de la ville, Agramant avait pu la réduire au dehors, elle était complètement perdue dans cette journée. Mais il n’en eut pas le temps, attaqué qu’il fut sur ses derrières par le paladin qui ramenait les troupes d’Angleterre, sous la conduite du Silence et de l’archange.

Dieu voulut qu’au moment même où Rodomont pénétrait dans la ville et y allumait un si vaste incendie, Renaud, la fleur de la maison de Clermont, arrivât sous les remparts, suivi de l’armée anglaise. Il avait jeté un pont à trois lieues au-dessus de Paris et pris, à main gauche, des chemins détournés, afin de n’être point gêné par le fleuve dans son attaque contre les barbares.

Il avait choisi six mille archers à pied, sous la bannière illustre d’Odoard, et deux mille cavaliers, les plus légèrement montés, sous la conduite du vaillant Ariman, et les avait envoyés, par les chemins qui conduisent directement aux côtes de Picardie, en leur recommandant d’entrer dans Paris par les portes Saint-Martin et Saint-Denis.

Il fit diriger par la même route les chariots et les autres bagages embarrassants. Quant à lui, avec le reste de ses gens, il contourna la ville plus en amont. Il avait avec lui des bateaux et des ponts pour traverser la Seine qu’on ne peut facilement passer à gué. Après que tout le monde l’eut franchie et qu’on eut rompu les ponts, il rangea en bataille les Anglais et les Écossais.

Mais auparavant, Renaud ayant réuni autour de lui les barons et les capitaines sur un point élevé de la rive, de façon que tous pussent le voir et l’entendre, leur dit: «Seigneurs, vous devez rendre grâces à Dieu qui vous a conduits jusqu’ici, pour que vous acquériez, au prix d’une courte fatigue, une gloire plus éclatante que celle d’aucun autre peuple.

» Si vous faites lever le siège de Paris, vous aurez délivré deux princes: votre roi, dont vous êtes tenus de défendre la liberté et la vie, et un empereur des plus glorieux parmi ceux qui aient jamais tenu une cour au monde. Avec eux, vous délivrerez d’autres rois, des ducs, des marquis, des seigneurs et des chevaliers d’une foule de pays.

» De sorte qu’en sauvant une ville, vous n’aurez pas seulement pour obligés les Parisiens, qui souffrent beaucoup moins de leurs propres malheurs que de voir exposés au même danger qu’eux leurs femmes, leurs enfants, et les vierges saintes enfermées dans les couvents et qu’aujourd’hui leurs vœux ne peuvent préserver;

» En sauvant, dis-je, cette cité, vous obligerez non seulement les Parisiens, mais tous les pays de cette région. Je ne parle pas seulement des peuples voisins, car il n’y a pas une nation dans toute la chrétienté qui n’ait dans cette ville quelques-uns de ses citoyens. De sorte que votre victoire ne vous aura pas seulement acquis la reconnaissance de la France.

» Si, dans l’antiquité, on décernait une couronne à quiconque sauvait la vie d’un citoyen, de quelle récompense ne serez-vous pas dignes, vous qui en aurez sauvé une multitude infinie? Mais si une entreprise si sainte et si honorable venait à échouer par l’effet de l’envie ou de la lâcheté, croyez-m’en, une fois ces remparts tombés, ni l’Italie ni l’Allemagne ne seraient plus en sûreté,

» Non plus qu’aucun des lieux où l’on adore celui qui voulut mourir pour nous sur la croix. Ne croyez pas que vous-mêmes resteriez longtemps sans être attaqués par les Maures, et que votre royaume serait suffisamment protégé par la mer. Si jadis on les a vus traverser d’autres fois le détroit de Gibraltar, et laisser les colonnes d’Hercule pour porter la dévastation dans vos îles, que ne feraient-ils pas aujourd’hui, une fois maîtres de nos pays?

» Et quand bien même l’honneur et l’intérêt ne vous pousseraient pas à cette entreprise, un commun devoir commande de se secourir les uns les autres, tous ceux qui combattent pour une même Église. Que je ne vous livre pas les ennemis en déroute, et cela sans grand effort, aucun de vous ne doit montrer à cet égard de la crainte, car ils me font tous l’effet d’une multitude sans expérience, sans force, sans courage et sans armes.»

Par ces paroles et des raisonnements encore meilleurs, par son langage énergique et sa voix entraînante, Renaud parvint à porter au comble l’ardeur de ces magnanimes barons et de cette belliqueuse armée. Comme dit le proverbe, il donna de l’éperon au coursier qui courait déjà avec rapidité. Son discours terminé, il fit avancer tout doucement ses troupes sous leurs bannières respectives.

Évitant tout bruit, toute rumeur, il fait avancer son armée divisée en trois corps. À Zerbin, qui marche le long du fleuve, il réserve l’honneur d’attaquer le premier les barbares. Il range en arrière les Irlandais dans la plaine. Les cavaliers et les fantassins d’Angleterre, sous les ordres du duc de Lancastre, sont au centre.

Après les avoir tous placés dans la position qu’ils doivent occuper, le paladin chevauche le long de la rive et passe devant avec le brave duc Zerbin et son corps d’armée. Il marche jusqu’à ce qu’il arrive à l’endroit où le roi d’Oran, le roi Sobrin et leurs autres compagnons d’armes gardaient de ce côté la plaine, ayant l’armée d’Espagne à un mille derrière eux.

L’armée chrétienne, qui avait marché avec tant d’ordre et de calme tant qu’elle avait été guidée par le Silence et l’archange, ne put se contenir plus longtemps. À peine eut-elle vu les ennemis, qu’elle poussa un cri immense, et que les trompettes firent retentir l’air de leur son aigu. L’éclatante rumeur montant jusqu’au ciel, s’en alla glacer les os des Sarrasins.