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Non loin de Paris s’étendait un emplacement d’un mille environ de tour. Une chaussée peu élevée l’entourait de toutes parts, comme si c’eût été un amphithéâtre. Un château s’y élevait jadis, mais le fer et la flamme avaient renversé ses murs et ses toits. On peut en voir un semblable sur la route qui va de Parme à Borgo.

Ce fut en cet endroit qu’on établit la lice. On entoura de pieux un espace suffisant, auquel on donna une forme carrée, en ménageant deux portes, selon l’usage. Le jour marqué par le roi pour le combat étant arrivé, et les chevaliers persistant dans leur intention, leurs tentes furent dressées de chaque côté, en dehors des barrières.

Dans la tente qui s’élève du côté du Ponant, se tient le roi d’Alger, à la stature de géant. L’ardent Ferragus et Sacripant lui mettent sur le dos la cuirasse en écailles de serpent. Le roi Gradasse et l’illustre Falsiron sont de l’autre côté de la lice, dans la tente dressée au Levant, occupés à endosser de leurs propres mains les armes troyennes au successeur du roi Agrican.

Le roi d’Afrique, ayant à ses côtés le roi d’Espagne, est assis sur un tribunal spacieux et élevé. Près de lui se tiennent Stordilan et les autres chefs que révère l’armée païenne. Heureux ceux qui peuvent trouver sur la chaussée, ou à la cime des arbres, une place d’où ils dominent la plaine! Grande est la foule qui de tous côtés ondoie autour de la barrière extérieure.

Près de la reine de Castille, on voit les reines, les princesses et les nobles dames d’Aragon, de Grenade, de Séville et des pays qui confinent aux colonnes de l’Atlantide. Parmi elles est assise la fille de Stordilan. Son vêtement consiste en deux riches draperies, l’une d’un rouge pâle, l’autre verte; la première semble avoir perdu sa couleur, tellement elle tire sur le blanc.

Marphise porte un vêtement court, convenant à la fois à une dame et à une guerrière. C’est ainsi que le Thermodon dut voir autrefois Hippolyte et ses compagnes [4]. Déjà le héraut portant sur sa cotte d’armes la devise du roi Agramant, est entré dans le camp, pour rappeler le règlement qui défend aux spectateurs de prendre parti, de fait ni de parole, pour l’un des combattants.

La foule épaisse est dans l’attente du combat qu’elle appelle de tout son cœur, et parfois se plaint du retard que mettent à paraître les deux fameux chevaliers. Soudain une grande rumeur qui ne fait que s’accroître s’élève de la tente de Mandricard. Or vous saurez, seigneur, que c’est le vaillant roi de Séricane et le farouche Tartare qui produisent ce tumulte et qui poussent ces cris.

Le roi de Séricane, ayant entièrement armé de ses mains le roi de Tartarie, s’apprêtait à lui attacher au flanc l’épée qui avait jadis appartenu à Roland, lorsqu’il vit, écrit sur le pommeau, le nom de Durandal, et la devise habituelle d’Almonte. Cette épée avait été ravie au malheureux Almonte, aux bords d’une fontaine près d’Aspromonte, par Roland, tout jeune encore.

En la voyant, Gradasse fut convaincu que c’était cette épée si fameuse du seigneur d’Anglante, pour la possession de laquelle il avait équipé la plus grande flotte qui eût jamais quitté le Levant, conquis le royaume de Castille, et vaincu la France peu d’années auparavant. Mais il ne put comprendre par quel hasard Mandricard l’avait actuellement en sa possession.

Il lui demanda si c’était par force ou par traité qu’il l’avait enlevée au comte, où et quand. Mandricard lui dit qu’il avait soutenu une grande bataille avec Roland, pour avoir cette épée, et que celui-ci avait feint d’être fou, «espérant ainsi, ajouta-t-il, dissimuler la peur que lui inspirait la lutte qu’il aurait eue à soutenir contre moi, tant qu’il aurait gardé l’épée.»

Il dit qu’il avait imité le castor qui se coupe lui-même les parties génitales, à l’aspect du chasseur, car il sait qu’on ne le recherche pas pour autre chose. Gradasse ne l’écouta pas jusqu’à la fin; il dit: «Je ne veux la donner ni à toi, ni à d’autres. Pour elle, j’ai dépensé tant d’or, j’ai supporté tant de fatigues, j’ai exterminé tant de gens, qu’elle m’appartient à bon droit.

» Songe à te munir d’une autre épée, car je veux celle-ci, et cela ne doit pas t’étonner. Que Roland soit sage ou fou, j’entends m’en emparer partout où je la retrouve. Toi, tu l’as volée sans témoin sur la route. Moi, je te la disputerai ici. Mon cimeterre te dira mes raisons, et nous irons au jugement dans l’arène.

» Il faut que tu la gagnes avant de t’en servir contre Rodomont. C’est un vieil usage, qu’avant d’affronter la bataille un chevalier doit payer ses armes.» «Il n’est pas de son plus doux à mon oreille – répondit le Tartare en élevant le front – que d’entendre quelqu’un me défier à la bataille. Mais fais que Rodomont y consente.

» Fais que le roi de Sarze te cède la première place, et se contente pour lui de la seconde, alors tu peux être certain que je te répondrai à toi et à tout autre.» Roger s’écria: «Je n’entends pas qu’on change rien au pacte qui a été conclu et que le sort soit de nouveau consulté. Que Rodomont descende le premier en champ clos, ou bien que sa querelle ne se vide qu’après la mienne.

» Si le raisonnement de Gradasse doit prévaloir, c’est-à-dire si avant de se servir de ses armes il faut les gagner, tu ne dois pas porter mon aigle aux blanches ailes avant de m’en avoir désarmé. Mais puisque j’ai consenti au traité, je ne veux pas revenir sur ma parole: la seconde bataille sera pour moi, si la première reste acquise au roi d’Alger.

» Si vous troublez en partie l’ordre du combat, je le troublerai totalement, moi. Je n’entends pas te laisser ma devise, si tu ne la disputes pas à moi-même sur-le-champ.» «Vous seriez Mars l’un et l’autre – répondit Mandricard furieux – que ni l’un ni l’autre vous ne seriez capables de m’empêcher de me servir de la bonne épée, ou de cette noble devise.»

Et, poussé par la colère, il s’avance le poing fermé vers le roi de Séricane et lui frappe si rudement la main droite, qu’il lui fait lâcher Durandal. Gradasse, ne s’attendant pas à une telle audace, à une telle folie, est si surpris, qu’il reste tout interdit, et que la bonne épée lui est enlevée.

À un tel affront, son visage s’allume de vergogne et de colère; on dirait qu’il jette du feu. L’injure lui est d’autant plus sensible, qu’elle lui est faite dans un lieu si public. Affamé de vengeance, il recule d’un pas pour tirer son cimeterre. Mandricard a une telle confiance en lui-même, qu’il défie aussi Roger au combat.

«Venez donc tous deux ensemble, et que Rodomont vienne faire le troisième; viennent l’Afrique, l’Espagne et toute la race humaine; je ne suis pas homme à baisser jamais le front.» Ainsi disant, il fait tournoyer l’épée d’Almonte, assure son écu à son bras, et se dresse, dédaigneux et fier, en face de Gradasse et du brave Roger.

«Laisse-moi – disait Gradasse – le soin de guérir celui-ci de sa folie.» «Pour Dieu – disait Roger – je ne te le laisse pas, car il faut que ce combat soit à moi. Toi, reste en arrière.» «Restes-y toi-même,» criaient-ils tous deux à la fois, ne voulant point se céder le pas. Cependant la bataille s’engagea entre les trois adversaires, et elle aurait abouti à un terrible carnage,

Si plusieurs des assistants ne s’étaient interposés entre ces furieux, et cela un peu trop sans réfléchir, car ils apprirent à leurs dépens ce qu’il en coûte de s’exposer pour sauver les autres. Le monde entier n’aurait pas séparé les combattants, si le fils du fameux Trojan n’était venu, accompagné du roi d’Espagne. À leur aspect, tous s’inclinèrent avec un profond respect.