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– Eh bien! allons, dit Bernard… Ah! si tu avais dit la vérité, quels remords pour moi!»

Matthieu était chez lui et fronça le sourcil en les voyant entrer. Il se douta bien à leur mine que Jean-Paul et Bernard venaient chercher une explication sérieuse.

«Que me voulez-vous? demanda-t-il.

– Te parler en particulier, dit Bernard. Fais sortir tes enfants.

– Sortons nous-mêmes», dit Matthieu.

Et comme s’il eût craint quelque attaque, il prit dans un coin un fort bâton de houx. À cette vue Bernard, qui comprit sa pensée, en prit une autre de force et de longueur égales; Jean-Paul resta seul sans armes.

«Viens sur la route, un peu loin des maisons, dit Bernard. Il ne faut pas que personne, excepté Jean-Paul que voilà, entende la question que je vais te faire, ni ta réponse.

Matthieu y consentit, et ils marchèrent en silence jusqu’auprès d’un petit bois qui n’était pas fort éloigné.

«C’est là, dit Bernard. Arrêtons-nous. On dit Matthieu, que tu t’es vanté d’avoir eu les bonnes grâces de Rose-d’Amour?

– Je ne m’en suis pas vanté, répondit Matthieu.

– Eh bien! on l’a dit, et tu n’as pas dit le contraire.

– Ce n’est pas à moi à faire taire les langues.

– Voyons, dit Bernard, qui commençait à s’échauffer, as-tu été aimé d’elle, oui ou non?

– De quel droit fais-tu cette question? demanda Matthieu avec un grand sang-froid.

– Je devais l’épouser, et j’ai d’elle une fille. J’ai le droit de savoir si celle que je veux épouser est digne de moi.

– Et quelle preuve as-tu que je vais dire la vérité? Va, laisse parler les femmes. Épouse Rose, si cela te fait plaisir, et ne l’épouse pas si cela t’ennuie; mais ne va pas t’inquiéter et te tourmenter la cervelle pour savoir ce qu’elle a fait en ton absence.

– Ainsi, tu refuses de répondre?

– Je refuse.

– Défends-toi, car je vais te briser le crâne.

– Fou! dit l’autre, qu’est-ce que cela prouvera? Mais si tu veux, je suis prêt. En garde!»

Ils se battirent à coups de bâton pendant un bon quart d’heure, éclairés seulement par la lune. Jean-Paul était témoin. Enfin, Matthieu reçut un dernier coup sur la tête, si violent qu’il en demeura tout étourdi. Il s’assit dans le fossé qui bordait la route, et se lava la figure, qui était couverte de sang. De son côté, Bernard se lavait aussi les mains dans l’eau du fossé.

«Maintenant, dit Matthieu, la bataille est finie, du moins pour ce soir, car je ne puis plus me soutenir, et il faudra me ramener chez moi. Je vais répondre franchement à ta question. Oui, j’ai voulu plaire à Rose-d’Amour; oui je suis allé chez elle un soir sans sa permission…

– Ah! misérable, s’écria Bernard, tu l’avoues donc?

– Pour moi, oui; mais pour elle non. Elle courut dans la rue en me voyant, et, comme je crus qu’elle allait appeler les voisins, je me mis à courir à travers les jardins. C’est ce jour-là qu’on me vit et qu’on fit toutes les histoires que ta mère t’a racontées.

– Et pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt? dit Bernard.

– Pour te donner confiance. Si j’avais parlé avant de me battre, tu aurais cru que je niais pour éviter la bataille. D’ailleurs, entre nous, j’étais un peu jaloux de toi, et j’espérais bien te frotter les épaules. Le bon Dieu a voulu que les miennes fussent frottées et non les tiennes.»

Quand Bernard entendit ces paroles, il fut saisi d’une telle joie, qu’il voulut courir sur-le-champ vers la ville pour se réconcilier avec moi; mais Jean-Paul le rappela.

«Eh! dit-il, donne-moi donc un coup de main pour transporter Matthieu, qui va passer la nuit dans ce fossé si tu ne m’aides.

– Qu’il y crève, s’il veut! dit Bernard; il l’a bien mérité!»

Cependant il vint au secours de son camarade et amena Matthieu, qui était d’ailleurs plus meurtri de coups que grièvement blessé.

Dès qu’il fut dans son lit, Bernard le quitta pour venir se réconcilier avec moi. Bernard courait si vite que l’autre avait peine à le suivre. Il était dix heures du soir, et tout le quartier dormait déjà. Ils virent ma lampe allumée, à travers les vitres, et frappèrent.

Le charbon était à peine allumé depuis une demi-heure, et déjà la fumée se répandait dans l’appartement. Je me sentais défaillir et ne répondis pas à l’appel qu’on me faisait du dehors.

«Rose-d’Amour! c’est moi! c’est moi!» criait Bernard.

Je reconnus cette voix et je crus rêver ou entrer déjà dans la mort. Cependant les cris continuaient, et comme je ne répondais pas, Bernard frappa si violemment la fenêtre qu’elle s’ouvrit, à demi brisée, et il entra en sautant dans la chambre avec Jean-Paul. L’air frais entra avec eux et commença à me ranimer.

«À la malheureuse! dit Jean-Paul, elle a voulu s’asphyxier.»

Et il ouvrit la porte aussitôt.

À ces mots Bernard s’élança vers mon lit, et m’embrassa sans que j’eusse le temps de me reconnaître.

«Rose, chère Rose, c’est moi qui t’aime et qui te demande pardon à genoux!»

Je ne vous répéterai pas, madame, tout ce qu’il me dit dans ce premier instant. Je l’entendais moi-même à peine tant j’étais étonnée, joyeuse et troublée de ce changement. Avoir touché la mort de si près, et rentrer tout à coup dans la vie, dans la joie, dans le bonheur?

«M’aimes-tu, me pardonnes-tu?» demandait mille fois Bernard.

Pour toute réponse, je me laissai aller dans ses bras.

À cette vue, Jean-Paul, que je n’avais pas encore aperçu, détourna la tête et sortit brusquement. Si généreux qu’il fût, notre bonheur lui faisait mal.

Bernard passa la moitié de la nuit à me raconter tout ce qu’il avait souffert à cause de moi, toutes les vilaines histoires qu’on lui avait écrites au régiment, et quand je voulus me plaindre de sa crédulité, il me ferma la bouche d’un baiser. De mon côté, je lui racontai tous mes malheurs, et comment la seule espérance de le revoir m’avait soutenue pendant ces sept années d’infortune.

«Va, va, dit-il, plus rien ne nous séparera. Dans quinze jours nous serons mariés.»

Mais quand je lui montrai notre petite Bernardine, qui dormait et n’avait rien su des événements de la nuit, il s’écria qu’elle était plus belle que tout ce qu’il avait vu sur la terre, moi seule, exceptée, et il me jura si passionnément de m’aimer toujours, que je vis bien qu’il disait vrai et que je serais heureuse dorénavant pour le passé et pour l’avenir.

Douze jours après nous fûmes mariés. La veille, Jean-Paul vint me dire adieu.

«Vous ne restez pas pour la noce? lui dis-je.

– Non, Rose, je vous remercie. Vous êtes heureuse, et par moi; j’en remercie le ciel, mais je ne puis m’accoutumer à vous voir au bras d’un autre. Je pars ce soir pour l’Amérique. Là, je verrai du nouveau, et je vous oublierai peut-être. Adieu.»

Fin

(1889)

[1] Sic. (Note du correcteur – ELG.)