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Ce frugal repas expédié, nous gagnons le dortoir. Il s’agit d’un grand local divisé en boxes fermés chacun par un rideau. Nous sommes répartis à raison de quatre « moines » par box. Fort t’heureusement, le Mahousse et moi pieutons dans deux lits voisins. On se zone donc ! Mais, bientôt, la cure de silence est rompue par des ronflements sonores. Vous pensez bien, les gars, que des zigs auxquels on retire l’usage de la parole se rattrapent comme ils peuvent.

Ça devient vite l’usine Lefaucheux, le dortoir du monastère. Un concerto pour végétations. La fil-art-monique d’Orly, mes chéries. Vous, si délicates, vous prendriez des vapeurs en écoutant ce concours de motos. Il y a les ceux qui ronflent gras comme des beignets dans de la friture, ceux qui ronflent bref comme une allumette frottée, ceux qui ronflent avec accompagnement de flûteau, ceux qui ronflent menu, en chapelet, et puis ceux qui clapotent, ceux qui floflottent, ceux qui dérapent, ceux qui étouffent.

— T’entends ce turbin ? murmure le Gravos.

Nos voisins de box scient leur bûche, eux aussi.

— Les v’là tous à l’établi, poursuit le Gros, c’est peut-être le moment d’opérer nos vérifications, tu ne penses pas, San-A. ?

— Quelles vérifications ?

— C’est maintenant qu’on peut retrouver tes zigotos de la marine.

— En mettant tous les popes à poil pour voir s’ils portent des tatouages ? ricané-je.

— Non, mon mec, simplement en tirant sur leur barbe à poux ! Les types que tu recherches, il leur a pas poussé trente centimètres de poils au menton en quelques jours. Conclusion, ils ont fait comme nous : ils se sont collé du postiche autour de la galoche !

Brave Bérurier ! Machine à policier ! Unique spécimen de la jugeote populaire ! Démonstration vivante de l’esprit analytique de la France éternelle, terre de libertés, patrie du courage et mère de toutes les grandes inventions depuis celle du moule à gaufre, jusqu’à celle du préservatif à crinière.

— Bravo ! mon pote. Pardon : mon pope. C’est magistral. Magistral mais délicat. Ces messieurs vont ameuter la garde si on leur arrache la barbichette.

— On chiquera aux somnambules. Tu vas voir, je démarre par nos copains de chambrée.

Il saute du plumard, en limace, et s’approche du lit voisin. Délicatement il se saisit du système pileux de notre compope et tire. Le pope qui ronflait dans le style Indianapolis pousse une sourde exclamation. Béru se fige. Le pope se retourne et se remet à en concasser.

— Pour lui, c’est du tissé-main, affirme Béru. Tu vois, ça les réveille même pas ! Moi je vais faire le côté gauche du dortoir pendant que t’entreprends le côté droit, jockey ?

La plus extraordinaire partie de tennis-barbe de ma brillante carrière commence. Je démarre à l’extrémité de la salle. Une inoubliable battue, mes aminches !

Je pénètre dans un compartiment de ronfleurs. Le pope du premier lit fait « coin-coin » en pionçant[21]. Je lui tire un poil, vlan, sec. La résistance m’annonce que le poil est de bonne venue. Le dormeur ne s’est pas réveillé. A l’autre… Encore une vraie barbe !

Mais le possesseur de ladite se dresse sur son séant. Impassible, tandis qu’il me regarde avec ahurissement, je continue ma ronde vérificatrice et je vais secouer les barbouzes de ses deux autres compagnons. Toutes sont authentiques. Ça les réveille. Alors je feins un tressaillement et je contemple autour de moi comme si je venais de sortir d’un cauchemar. En matière d’excuse je leur virgule une petite bénédiction nocturne, vite fait sur le gaz. Et puis je quitte leur box pour pénétrer dans le suivant. Comme je change de gourbi, Bérurier émerge d’un rideau. Je le vois se frotter l’avant-bras droit. D’un sourcillement je l’interroge. Il s’approche.

— J’ai trouvé la technique pour à propos de ceux que ça réveille, me dit-il.

Il décrit un geste tranchant.

— Une manchette dans le temporal ! Ça leur réussit mieux que le Phénergan.

La recette n’est pas mauvaise et je me promets de l’employer en cas d’urgence.

Nous continuons notre prospection. J’entends, dominant le concert de ronflements, les « flic-flac » produits par l’avant-bras de Sa Majesté. Il estourbit pope sur pope avec un vaillance de bûcheron.

Soudain, alors que j’attaque mon troisième box, un sifflement retentit, qui m’est familier. Le Gravos vient de découvrir quelque chose. Effectivement il m’adresse un geste pressant. Je le rejoins et il me montre un type endormi auquel il vient de remonter la barbouze sur les yeux.

— En v’là un, mon petit San-A. ! jubile-t-il. Et il a le sommeil coulé dans le bronze car ma partie de tire-barbe ne l’a même pas réveillé.

Je m’incline sur le lit. On n’y voit que pouic dans ce dortoir. Je gratte une allumette pour mater le dormeur et mon cervelet se met illico à faire des bulles. Croyez-moi ou allez vite vite vous faire cuire un œuf, mais le gnace en question n’est autre que Kessaclou. Mais attendez, c’est pas fini. Le pauvre interprète est mort comme tout le contenu d’une boîte de sardines. Il a encore au cou la corde ayant servi à l’étrangler. Sa langue pend entre ses dents crayeuses… Il est chaud, preuve que le meurtre vient tout juste d’être perpétré.

Béru qui s’est aperçu du drame en bave de stupéfaction.

— Eh ben ! dis donc, je crois qu’on arrive en retard. C’était un de tes zouaves ?

— Non, il s’agit d’un flic.

— Quoi !

— Il était chargé de me filer le train, il a dû retrouver ma trace et il est arrivé ici tantôt. Mais les gars que je cherche l’auront repéré et ont pris peur… Manions-nous de les alpaguer.

Je remets la fausse barbe de Kessaclou dans sa position normale et je me grouille de continuer mes recherches, imité par le Valeureux.

A peine ce dernier a-t-il repris son manège qu’il pousse un nouveau cri en forme d’exclamation, avec interjection incorporée et onomatopée facultative. Cette fois, il a du nouveau. A lui tout le bonheur, décidément ! Je retourne auprès du chancard et que vois-je ? Un pope le tient enlacé par le cou et le couvre de baisers barbus en lui roucoulant un tas de grecquises.

Il a une fausse position, Béru, plaqué le ventre contre le matelas du goulu. Il a été cramponné à la surprise. Il se débat en grondant. Il ne veut pas. Il regimbe. Ce sont ses mœurs qui sont orthodoxes ! Il finit par s’arracher à l’étreinte du frénétique qui s’est mépris sur l’objet de sa visite nocturne.

— Tu parles d’une tante à héritage ! fulmine Béru. C’est pas un pope, c’est poupette ! Non mais qu’est-ce qu’il s’imagine ! Que je vais jouer Toi et Moine en deux manches et un tombé !

Le pope, un jeunot à barbe châtaine, lui sourit et continue de mamourer des choses grécopassionnelles. La Grande Béruche lui prend alors la tête délicatement, de ses deux mains.

— Tu vas voir ce baiser brûlant, grand fou ! lui dit-il.

Et « vlan » il lui vote son truc favori : le coup de boule dans les mandibules. Poupette déclare forfait et se déguise en sirop d’absence.

— Continuons !

— Yes, boss ! fait le Gravos que cette répartition de gnons variés survolte.

La fièvre me gagne. Je tire les barbes de plus en plus violemment et je dois, le plus souvent, manchetter les réveillés pour leur calmer l’angoisse métaphysique. Vite ! Vite ! Ça urge ! Au sixième box, je me pétrifie. Mon sang fait la colle d’affiche et mes claouis s’agglutinent. Deux lits sont vides. J’aspers-je deux barbes sur l’oreiller. Nos oiseaux, se voyant découverts, ont filé. Il n’y a pas une minute à perdre.

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21

Je voulais amorcer une vanne dans le genre : « le pope-corne », mais tout de même j’ose pas ! Faut savoir limiter ses ambitions.

S.-A.