— Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? demanda Couderc.
— Je préfère ne pas vous faire de fausse joie. Disons que nous avons une petite chance de nous en sortir… Et de toute façon, si cela ne marche pas, nous n’aurons personne à qui nous plaindre.
Il se glissa sous sa moustiquaire, après avoir mis le ventilateur en marche et vérifié qu’aucune sale bête ne s’était glissée dans le lit.
La lumière éteinte, il n’arriva pas à s’endormir. En face, de l’autre côté du « couloir de la honte » les dix prisonniers entassés dans la cellule Huit gémissaient et appelaient. Il y en aurait encore deux ou trois de morts de faim le lendemain…
Couderc se coucha à son tour. Malko gardait les yeux ouverts dans la nuit. Des milliers de pensées l’assaillaient. Il n’arrivait pas à croire qu’il était vraiment condamné à mort. Que peut-être, pour lui, il n’y aurait pas de demain.
Il se tourna et se retourna tandis que les heures, passaient. Couderc ronflait. Les prisonniers s’étaient tus. De temps en temps on entendait le grattement d’un insecte ou le glissement d’un lézard.
Puis, une lueur vague éclaira la cellule : le jour se levait. Il était un peu plus de 5 heures.
Brigitte, en quittant la Maison-Blanche, avait le cœur presque léger. Elle était si heureuse de faire quelque chose pour Malko.
Elle remonta dans sa Chevrolet et fila chez elle à travers les rues désertes. La première partie du plan de Malko était la plus délicate et en même temps la plus facile. Elle avait sa petite idée.
Après avoir garé la Chevrolet devant le restaurant, elle repartit à pied par l’avenue de l’Uprona. Marchant très lentement, elle passa devant le Palais présidentiel. Son cœur battit plus fort. Dans une des guérites, il y avait une sentinelle, seule. Brigitte s’arrêta une seconde, sourit et dit :
— Amara kadu ?[9]
Poliment, le Noir répondit :
— Amara kadu ?
Puis ils échangèrent quelques phrases en swahéli.
Flattée, la sentinelle tenta de prolonger la conversation mais Brigitte lui dit :
— Je me sauve, je ne voudrais pas te faire gronder. Et puis, il y a le couvre-feu.
Cinq minutes plus tard, elle repassait devant la guérite. Le Noir, qui avait suivi des yeux sa silhouette moulée par la robe de toile, ne pensait plus qu’à une chose… Dès qu’elle s’arrêta devant lui, il sortit de la guérite et lui chuchota que, pour bavarder, ils seraient beaucoup mieux sur l’herbe du parc.
Brigitte accepta avec un petit rire. Il lui montra le chemin. Cet intermède ne l’étonnait pas outre-mesure : il avait entendu parler des appétits de la jeune Belge.
Il s’allongea sur l’herbe et, tout de suite, des mains douces parcoururent son corps. Soudain, il sursauta et saisit la main de Brigitte.
— Eh, madame, mon pistolet !
— Idiot, murmura Brigitte, ce n’est pas ton pistolet que je veux.
Il la laissa détacher le ceinturon. Il était d’ailleurs tellement plongé dans les délices de Capoue que le monde extérieur n’existait plus. Brigitte se demanda si elle irait jusqu’au bout puis, bonne fille, se dit qu’il aurait tant d’ennuis qu’elle lui devait bien une petite compensation…
Dès qu’elle le sentit détendu, elle ouvrit doucement l’étui et saisit l’arme par le canon. Et à toute volée, elle l’abattit sur la tempe du soldat. Il poussa un cri et ne bougea plus. C’est lourd un colt 45 et Brigitte n’était pas ce qu’on appelle une faible femme.
Elle se releva vivement, remit son slip et lissa sa robe. L’énorme pistolet l’embarrassait. Elle le glissa dans l’échancrure de sa robe, entre le soutien-gorge et la peau et sortit tranquillement.
Elle roulait maintenant au volant de la Chevrolet sur la route menant au quartier des collines. Il y avait peu de chances que la sentinelle donne l’alerte immédiatement. Il essaierait d’abord de récupérer son arme.
Elle arriva facilement au petit bâtiment sans étage qui abritait radio Bujumbura. Pas de lumière, l’émetteur ne marchait qu’à partir de 6 heures du matin. Tranquillement, elle gara la voiture un peu en retrait, derrière les racines d’un gros banian, et alluma une cigarette. Elle se sentait parfaitement calme. Elle regarda sa montre : 1 heure et demie du matin. Encore quatre heures à attendre. Sur la banquette, le colt volé faisait une grosse tache noire. Elle le prit et l’examina, cherchant à se rappeler tout ce que Malko lui avait dit au sujet de cette arme.
Il valait mieux savoir s’en servir.
Marcel Drumont était un homme simple. Depuis vingt-huit ans il vivait en Afrique et n’avait nulle envie de retourner en Europe. Quand les Belges avaient quitté le Congo, il était resté. On lui avait offert de s’occuper de radio Bujumbura, car il avait une petite expérience des télécommunications, ayant travaillé au tri du courrier à Léopoldville.
A Bujumbura, il s’était adapté merveilleusement d’autant plus que le travail n’était pas épuisant. Par mesure d’économie, la station n’émettait que six heures par jour, de la musique et des informations.
Il y avait bien un patron noir, mais il ne l’avait vu qu’une fois en un an.
Quand il s’ennuyait trop, il balançait des nouvelles complètement fantaisistes, ce qui n’avait pas grande importance, car il n’y avait pas plus d’un millier de postes à Bujumbura. Et personne ne s’était plaint.
Ce matin-là, il descendit de sa bicyclette à l’heure habituelle devant la station. Il mettait un point d’honneur à diffuser les informations à 6 heures précises.
Les deux sentinelles dormaient à poings fermés sur le banc devant la porte.
Il leur envoya une volée de coups de pied amicaux, par habitude. L’un d’eux ouvrit l’œil, et marmonna un vague « bonjou’ bwana » avant de se rendormir.
Marcel prit la clef sous le paillasson et ouvrit selon la routine habituelle, il mit en marche l’émetteur pour le faire chauffer et plaça sur le tourne- disque l’hymne burundien. Il était 5 h 50.
Encore mal réveillé, il était en train d’allumer le réchaud à alcool pour se faire du café lorsque la porte s’ouvrit. Il ne leva même pas la tête, persuadé qu’il s’agissait d’une sentinelle venant se réchauffer.
— Bonjour, Marcel.
Cette fois il sursauta, et ouvrit des yeux comme des soucoupes :
— Qu’est-ce que vous faites là, madame Brigitte ? Vous êtes tombée du lit ou quoi ?
Pourtant, elle n’avait pas l’air tombée du lit, la belle Brigitte : impeccablement maquillée et coiffée, le corps pris dans sa robe de toile, elle jurait avec le cadre.
— Il y avait longtemps que je voulais voir comment ça marchait ici, minauda-t-elle.
Mais le ton n’y était pas.
Intrigué, Marcel la regarda par en dessous et se lécha les lèvres. Une idée folle le traversait. On disait tant de choses sur Brigitte. Pourtant, il n’avait rien d’un don Juan…
Justement, elle se rapprochait de lui. Elle posa ses mains sur ses épaules.
— Marcel, vous voulez me faire plaisir ?
— Bien sûr, pardi.
Il se tortilla, cherchant à se lever.
— Je voudrais que vous me passiez un disque.
— Ah, ben ça, c’est facile. (Il cligna de l’œil).
Dites donc, et vous, madame Brigitte, vous ne voudriez pas me faire plaisir ?
— Mais si, Marcel.
Elle se pencha et lui embrassa l’oreille. Il se rendit compte qu’elle haletait et qu’elle tremblait.
— Nom de Dieu !
Déjà, il la tenait à bras le corps. Elle se dégagea lestement :
— Le disque d’abord, Marcel.
— Quel disque vous voulez ?
— Jésus, que ma joie demeure.
Il sursauta.
— Quoi ? Enfin, je veux bien. Mais pas tout de suite, il faut que je donne l’heure, les informations et l’hymne.
— Non, fit calmement Brigitte. D’abord mon disque.
Il la regarda, inquiet. Elle était folle ou quoi ? Le réveil marquait 5 h 59. La conscience professionnelle l’emporta sur la luxure.
Il lâcha Brigitte et sa main se tendit vers l’électrophone.
— Non, fit la jeune femme.
Il sentit quelque chose s’enfoncer dans son flanc et baissa les yeux. Brigitte n’avait plus son sac à la main mais un énorme pistolet automatique noir. Interloqué, il explosa :
— Non, mais vous êtes dingue !
— Ne bougez pas, Marcel, ou je vais être obligée de vous tuer. Et passez-moi tout de suite ce disque.
— Non, mais, mais… vous…
Il en bredouillait. Brigitte répéta :
— Le disque, Marcel, vite.
— Ah, bien, puisque c’est comme ça, non alors !
Brigitte passa sa langue sur ses lèvres sèches et jeta un coup d’œil affolé à l’énorme classeur à disques. Cela lui prendrait des heures si Marcel faisait la mauvaise tête.
Alors, elle releva le chien du colt et posa le canon sur le front du speaker. Il frissonna.
— Marcel, dit-elle d’une voix ferme, je compte jusqu’à trois et je tire. Ensuite je cherche le disque moi-même.
— Mais…
— Un… Deux…
— Il est là, dans le classeur de gauche, en haut.
— Prenez-le et mettez-le sur l’électrophone.
Il s’exécuta docilement, farfouilla et revint avec un 45 tours poussiéreux.
Brigitte s’en empara et vérifia le titre. Une vague de joie lui gonfla la poitrine. C’était ça.
— O. K., Marcel, fit-elle. Passez-le.
Le Belge se tordit les mains :
— Madame Brigitte, je vais être viré. Qu’est-ce que je vais devenir ?
— Mais non, fit-elle joyeusement. C’est la révolution. Et le nouveau gouvernement, ce sont mes amis. Je leur dirai que vous m’avez rendu service.
— Ah, si c’est la révolution, c’est différent.
Il mit l’électrophone en marche et brancha le haut-parleur intérieur. Les premières notes du cantique s’élevèrent dans la pièce.
Brigitte n’avait pas mis les pieds dans une église depuis sa première communion mais ses yeux se remplirent de larmes, devant Marcel figé de respect. Il ne lui connaissait pas un tel sentiment religieux.
Ils écoutèrent le disque en silence. Aux dernières notes, Brigitte ordonna :
— Remettez-le.
Marcel jeta un coup d’œil sur le colt et obéit.
Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Quant à Brigitte, elle était bien décidée à ne pas prendre de risques. Le cantique passerait jusqu’à ce qu’elle soit sûre que ceux qui devaient l’entendre l’aient entendu. Avec les nègres, on ne sait jamais. Marcel se gratta la gorge :
— Dites, madame Brigitte, je ne voudrais pas être mêlé à vos manigances. Vous ne voulez pas m’attacher ?
Il lui tendait un rouleau de fil électrique. Elle s’exécuta avec joie, en ayant assez de tenir le lourd automatique. Quand Marcel fut ficelé à sa chaise, elle posa l’arme sur la table et coupa le haut-parleur intérieur. Puis, elle versa du café dans une tasse, remit le disque qui se terminait et s’installa confortablement. Elle avait calculé qu’au bout de deux heures, les forces révolutionnaires auraient compris le message. Le capitaine Nbo ne gagnerait peut-être pas la révolution mais il tiendrait assez longtemps pour sauver la vie de Malko.