Il sursauta.
— Quoi ? Enfin, je veux bien. Mais pas tout de suite, il faut que je donne l’heure, les informations et l’hymne.
— Non, fit calmement Brigitte. D’abord mon disque.
Il la regarda, inquiet. Elle était folle ou quoi ? Le réveil marquait 5 h 59. La conscience professionnelle l’emporta sur la luxure.
Il lâcha Brigitte et sa main se tendit vers l’électrophone.
— Non, fit la jeune femme.
Il sentit quelque chose s’enfoncer dans son flanc et baissa les yeux. Brigitte n’avait plus son sac à la main mais un énorme pistolet automatique noir. Interloqué, il explosa :
— Non, mais vous êtes dingue !
— Ne bougez pas, Marcel, ou je vais être obligée de vous tuer. Et passez-moi tout de suite ce disque.
— Non, mais, mais… vous…
Il en bredouillait. Brigitte répéta :
— Le disque, Marcel, vite.
— Ah, bien, puisque c’est comme ça, non alors !
Brigitte passa sa langue sur ses lèvres sèches et jeta un coup d’œil affolé à l’énorme classeur à disques. Cela lui prendrait des heures si Marcel faisait la mauvaise tête.
Alors, elle releva le chien du colt et posa le canon sur le front du speaker. Il frissonna.
— Marcel, dit-elle d’une voix ferme, je compte jusqu’à trois et je tire. Ensuite je cherche le disque moi-même.
— Mais…
— Un… Deux…
— Il est là, dans le classeur de gauche, en haut.
— Prenez-le et mettez-le sur l’électrophone.
Il s’exécuta docilement, farfouilla et revint avec un 45 tours poussiéreux.
Brigitte s’en empara et vérifia le titre. Une vague de joie lui gonfla la poitrine. C’était ça.
— O. K., Marcel, fit-elle. Passez-le.
Le Belge se tordit les mains :
— Madame Brigitte, je vais être viré. Qu’est-ce que je vais devenir ?
— Mais non, fit-elle joyeusement. C’est la révolution. Et le nouveau gouvernement, ce sont mes amis. Je leur dirai que vous m’avez rendu service.
— Ah, si c’est la révolution, c’est différent.
Il mit l’électrophone en marche et brancha le haut-parleur intérieur. Les premières notes du cantique s’élevèrent dans la pièce.
Brigitte n’avait pas mis les pieds dans une église depuis sa première communion mais ses yeux se remplirent de larmes, devant Marcel figé de respect. Il ne lui connaissait pas un tel sentiment religieux.
Ils écoutèrent le disque en silence. Aux dernières notes, Brigitte ordonna :
— Remettez-le.
Marcel jeta un coup d’œil sur le colt et obéit.
Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Quant à Brigitte, elle était bien décidée à ne pas prendre de risques. Le cantique passerait jusqu’à ce qu’elle soit sûre que ceux qui devaient l’entendre l’aient entendu. Avec les nègres, on ne sait jamais. Marcel se gratta la gorge :
— Dites, madame Brigitte, je ne voudrais pas être mêlé à vos manigances. Vous ne voulez pas m’attacher ?
Il lui tendait un rouleau de fil électrique. Elle s’exécuta avec joie, en ayant assez de tenir le lourd automatique. Quand Marcel fut ficelé à sa chaise, elle posa l’arme sur la table et coupa le haut-parleur intérieur. Puis, elle versa du café dans une tasse, remit le disque qui se terminait et s’installa confortablement. Elle avait calculé qu’au bout de deux heures, les forces révolutionnaires auraient compris le message. Le capitaine Nbo ne gagnerait peut-être pas la révolution mais il tiendrait assez longtemps pour sauver la vie de Malko.
Chapitre XIII
Depuis deux mois, le capitaine Nbo se réveillait chaque matin un peu avant 6 heures. Habillé rapidement, il mettait la radio et la refermait rageusement, à 6 h 10. Puis il se rendormait jusqu’à 10 heures.
Ce jour-là, il ne se rendormit pas. Radio Bujumbura jouait enfin l’air tant attendu. Cela signifiait que les commandos royaux s’étaient emparés de la station de radio et marchaient sur la ville. Lui n’avait plus qu’à tenir sa place dans le plan : s’emparer du Palais présidentiel, neutraliser la police et libérer les détenus politiques.
Il vérifia le chargeur de son colt et descendit réveiller son subordonné qui n’avait pas eu les moyens de s’offrir un transistor, n’ayant pas été payé depuis six mois.
En une demi-heure, les deux officiers eurent rassemblé la centaine de fidèles parachutistes du putsch. Dans la cour de la caserne on leur fit une harangue messie d’emphase :
«Camarades, fit Nbo en swahéli, le régime de l’usurpation prend fin. Ce soir, notre M’Wami N’Taré…[10] Seigneur des vaches et des tambours, maître de la terre et des dieux, prince des cours d’eaux et des pâturages… sera dans son palais. Vos soldes seront augmentées et vous passerez tous au grade supérieur. Quant aux traîtres, ils seront impitoyablement châtiés. »
Le petit groupe se scinda en trois et les colonnes partirent dans les rues désertes de Bujumbura. Nbo s’était réservé l’occupation du palais et l’arrestation du commissaire Nicoro. Il le haïssait cordialement, car le policier était un Hutu et lui un Tutsi. Il avait bien l’intention de le mener illico au terrain de sports et de l’exécuter de la même façon que les chefs syndicalistes, en décembre dernier. Un proverbe tutsi disait qu’ « une vipère morte ne peut plus mordre »…
Pour Malko, la révolution commença par une engueulade monstre dans le couloir. Le gardien-chef refusait de livrer ses prisonniers au sergent « révolutionnaire » qui voulait les libérer.
Il fallut que l’autre lui en signât décharge après une palabre qui dura une heure. Le bruit d’une révolte s’était répandu, bien qu’il n’y ait pas eu un seul coup de feu tiré en ville, et une sourde rumeur agitait la Maison-Blanche. Les prisonniers s’interpellaient d’une cellule à l’autre, criaient, hurlaient des slogans.
Habillés, Malko et Couderc écoutaient, l’oreille collée à la porte, bien décidés à vendre chèrement leur vie, si Nicoro faisait un retour en force.
Il était 8 heures et Malko guettait le moindre bruit depuis l’aube.
Soudain, un type se mit à vociférer dans la prison. Couderc fit signe à Malko et écouta. Le discours se termina par un hurlement qui ébranla la Maison-Blanche. Couderc se tourna vers Malko, hilare !
— Ça y est, ils nous libèrent, au nom du gouvernement révolutionnaire.
Une clef tourna dans la serrure. Armé du trousseau du gardien-chef, un grand para ouvrait toutes les cellules. Un peu étourdis, Malko et Couderc se retrouvèrent dans le couloir. Soudain, un nègre d’une saleté repoussante, presque nu, le crâne rasé plein de croûtes, se jeta sur Malko et le serra dans ses bras à l’écraser : c’était un des parias de la cellule Huit que Malko avait nourri de ses restes, grâce à la générosité de Brigitte. L’autre lui devait vraisemblablement la vie.
Il eut beaucoup de mal à se défaire de son étreinte nauséabonde.
Un hurlement inhumain le fit sursauter. Il se renouvela et finit comme un cri de chat. Suivant la foule des prisonniers, Malko et Couderc arrivèrent au greffe. Le spectacle n’était pas beau.
Trois prisonniers avaient couché Bobo, le gardien-chef, sur la table et, à l’aide d’une vieille baïonnette rouillée, étaient en train de l’égorger. Le sang coulait à flot de la tête presque entièrement détachée du corps.
Plusieurs Noirs applaudirent et écartèrent les premiers rangs pour venir cracher sur l’agonisant, dont les yeux étaient révulsés.
— Filons, dit Malko, ça va se gâter.
C’était incroyable, mais le plan de Malko avait marché. Du moins, jusqu’à ce que les Républicains s’aperçoivent de la supercherie. Cela donnait quelques heures de répit pour quitter Bujumbura. Une fois passés les barrages autour de la ville, il n’y aurait plus de problèmes.
10
Roi. Seigneur des Vaches et des Tambours, maître de la Terre et des Dieux, Prince des Cours d’eau et des pâturages…