D’une démarche souple et tranquille, Shadrak se dirige vers le fleuve en sifflotant une exubérante mélodie romantique – du Rachmaninoff, soupçonne-t-il. Il se rend compte qu’un homme, sorti peu de temps après lui de la chapelle de menuiserie, l’a pris en filature. La chose ne l’inquiète nullement. D’ailleurs, pour l’instant, rien ne l’inquiète et tout le ravit : la steppe, les collines, l’air un peu frais du printemps, l’idée qu’on le suit. Il trouve même un charme à la sotte omniprésence de Mangu, dont les traits banals et symétriques ont été placardés partout et semblent jaillir des boites aux lettres aussi bien que des poubelles ou du mur blanc et lisse qui court le long du fleuve ; il y a des banderoles Mangu et des fanions Mangu dans tous les coins, et le fond uniformément jaune, couleur du deuil mongol, prête à tout ce déploiement un étrange caractère de fête ; on s’attend presque à voir surgir une procession en l’honneur de Mangu, qui serait suivie de la résurrection triomphale du vice-roi. Shadrak sourit. Il penche son grand corps par-dessus le parapet de la promenade afin d’admirer le fleuve au cours superbe et tumultueux : stimulé par les crues printanières, il danse, tourbillonne et chante avec une rare énergie. Shadrak se représente les vrilles et les rubans des affluents qui rejoignent le lit du fleuve à ses pieds, prenant cette terre aride sous leur lacis, apportant gaiement l’eau des montagnes pour la chasser vers le fleuve, puis vers la mer : un vaste système artériel au service de cet être vivant, palpitant, qu’est la Terre. L’image flatte le médecin en Shadrak. Il se dit qu’en écoutant attentivement, il percevra la respiration de la planète, et même son rythme cardiaque, boum-boum, boum-boum, boum-boum.
L’homme qui le suit depuis tout à l’heure fait son apparition sur la promenade et vient se placer à la gauche de Shadrak. Côte à côte, ils contemplent le fleuve en silence. Au bout d’un moment, Shadrak risque un coup d’œil furtif et découvre que son espion n’est autre que Frank Ficifolia, spécialiste des communications et créateur de Surveillance Vecteur Un. Ficifolia est un probable quinquagénaire, trapu et replet, compétent, sociable et loquace. Son mutisme, inhabituel, est significatif. À son entrée dans la chapelle de menuiserie, Shadrak avait bien cru apercevoir quelqu’un qui ressemblait à Ficifolia, mais la règle de l’ordre lui interdisait de jeter un second regard ; son impression première se trouve à présent confirmée. Mais la retenue de Shadrak, à l’instant, relève d’un tout autre savoir-vivre. Dans l’univers de Gengis Mao, où règne l’espionnite, il est fréquent que l’on soit approché par des gens qui veulent vous parler sans manifester les signes extérieurs de la conversation. Souvent, Shadrak a poursuivi de longs entretiens avec quelqu’un qui regardait dans une autre direction, ou même lui tournait le dos. Il s’abstient donc de saluer Ficifolia et continue d’étudier le cours violent du fleuve. Il est en état d’attente.
Ficifolia finit par laisser tomber, comme ça, sans regarder Shadrak :
— Je ne comprends pas pourquoi vous traînez encore par ici.
— Je vous demande pardon ?
— À Oulan-Bator. En attendant que le couperet tombe. À votre place, Shadrak, je m’évanouirais dans la nature.
— Ainsi, vous êtes au courant…
— Oui. Nous sommes plusieurs à le savoir. Qu’allez-vous faire ?
— Je ne suis pas fixé. Ne pas bouger pendant quelque temps, probablement, et réfléchir à la situation. Il y a pas mal de choses qu’il me faut prendre en considération.
— Prendre en considération ? C’est bien de vous, ce genre de remarque !
Quoiqu’il s’efforce manifestement à la discrétion, Ficifolia ne parvient pas à rester maître de lui-même ; il hausse le ton et se met à gesticuler passionnément.
— Vous savez, mon vieux, vous n’avez jamais été à votre place, dans cette ville. Vous n’êtes pas assez timbré pour remplir les conditions. Toujours si calme et raisonnable, vous voulez « prendre les choses en considération », peser le pour et le contre, alors même qu’ils vous mettent le couteau sous la gorge – et d’ailleurs comment avez-vous fait pour atterrir ici ? Nous sommes dans une maison de fous. Je parle sérieusement, Shadrak. Ce sont les fous qui dirigent l’asile, et le fou en chef est vraiment le plus frappé de la bande, et vous, vous ne rentrez pas dans le tableau. Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus dingue qu’un monde peuplé de gens qui pourrissent sur pied, et gouverné par quelques milliers de bureaucrates bourrés d’antidote, sur lesquels règne un seigneur de la guerre mongol de quatre-vingt-dix balais qui compte vivre éternellement ? Vous trouvez ça rationnel ? C’est ça, l’aboutissement logique de cinq cents ans d’impérialisme occidental ? Et les caméras espions dans tous les coins ? Les vecteurs de surveillance qui enregistrent mes propos en ce moment même pour les enfourner dans Dieu sait quelle sorte de machine où ils ne seront peut-être pas digérés et pris en considération avant trois mille ans ? Les robots policiers ? Les fermes d’organes ? Quiconque se met à prendre ce monde à la lettre ne peut être qu’un fou, et c’est bien ce que nous sommes tous, ici, du premier au dernier, Avogadro, Horthy, Lindman, La bile, moi, toute la clique. Sauf vous. Tellement sérieux, tellement mesuré, et docile. Boulot-boulot, vous et Warhaftig : on coud un nouveau foie au khan, on ne rigole pas, on ne s’avoue jamais l’un à l’autre, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa croûte, on ne remarque même jamais la folie de tout ça, tellement on est soi-même sain d’esprit – enfin, je ne parle pas de Warhaftig, qui est soit un robot soit un inconscient, mais vous, Shadrak, imperturbable, plein de gadgets microélectroniques, et même ça, ça ne vous trouble pas. Vous n’avez jamais envie de hurler, de ruer dans les brancards ? Faut-il vraiment que vous acceptiez tout ? Y compris l’idée que Gengis Mao va vous virer de votre propre tête ? Est-ce que vous…
Ficifolia se ressaisit brusquement. Il ravale sa fureur au prix d’un léger frisson et d’une série de tics faciaux. Plus posément, et d’une voix tout à fait différente, il reprend :
— Vraiment, Shadrak, vous êtes dans un sacré pétrin. Vous devriez disparaître tant que vous le pouvez encore.
Shadrak secoue la tête.
— Ce n’est pas mon style d’aller me cacher.
— Et d’aller à la mort ?
— Pas particulièrement. Mais je ne me cacherai pas. Ça ne me ressemble pas. Mon peuple a fini de vivre en cachette. L’époque du chemin de fer souterrain[5] est bien révolue.
— Mon peuple a fini de vivre en cachette, répète Ficifolia en adoptant pour son imitation une voix suraiguë. Seigneur, Seigneur ! Peut-être vous ai-je sous-estimé. Peut-être êtes-vous aussi dingue que le reste d’entre nous. Gengis Mao signe votre arrêt de mort, il vous colle la marque des condamnés, et vous, vous faites passer la fierté raciale avant la survie. Bravo, Shadrak ! C’est d’une grande noblesse. Et d’une grande stupidité.
— Où irais-je ? Les gadgets d’espionnage du khan me dénicheront n’importe où. Des gadgets que vous avez contribué à inventer, pour le servir.
— Il existe certains moyens.
— Me déguiser ? Peindre ma peau en blanc ? Porter une perruque blonde ?
— Vous pourriez disparaître à la manière de Buckmaster.
Shadrak tousse.
— Je n’ai pas besoin d’entendre des blagues de mauvais goût en ce moment, Frank.
— Je ne parle pas des fermes d’organes. Je parle de disparition. Celle de Buckmaster, c’est nous. Et nous pourrions faire la même chose pour vous.
5
Réseau de passeurs et de relais clandestins qui facilitaient, au XIXesiècle, la fuite des esclaves des plantations sudistes et qui compta jusqu’à trois mille membres, parmi lesquels Henry-David Thoreau, qui déclarait que c’était « le seul chemin de fer fonctionnant réellement en Amérique »