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Mais au Lager il en va tout autrement: ici, la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce que ici personne n'a intérêt à ce qu'un «musulman [5]» de plus se traîne chaque jour au travail; et si quelqu'un, par un miracle de patience et d'astuce, trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, un nouveau système qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaires, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie.

On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce que l'on pourrait énoncer ainsi: «Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien.» Au Lager, où l'homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue. Avec ceux qui ont su s'adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l'espoir qu'ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les «musulmans», les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole, puisqu'on sait d'avance qu'ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu'ils mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile, à plus forte raison, de s'en faire des amis: ils ne connaissent personne d'important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans des Kommandos intéressants et n'ont aucun moyen secret de s'organiser. Enfin, on sait qu'ils sont là de passage, et que d'ici quelques semaines il ne restera d'eux qu'une poignée de cendres dans un des champs voisins, et un numéro matricule coché dans un registre. Bien qu'ils soient ballottés et confondus sans répit dans l'immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c'est encore en solitaires qu'ils meurent ou disparaissent, sans laisser de trace dans la mémoire de personne.

Le résultat de cet impitoyable processus de sélection apparaît d'ailleurs clairement dans les statistiques relatives aux effectifs des Lager. A Auschwitz, abstraction faite des autres prisonniers qui vivaient dans des conditions différentes, sur l'ensemble des anciens détenus juifs – c'est-à-dire des kleine Nummer, des petits numéros inférieurs à cinquante mille – il ne restait en 1944 que quelques centaines de survivants: aucun de ces survivants n'était un Hàftling ordinaire, végétant dans un Kommando ordinaire et se contentant de la ration normale. Il ne restait que les médecins, les tailleurs, les cordonniers, les musiciens, les cuisiniers, les homosexuels encore jeunes et attirants, les amis ou compatriotes de certaines autorités du camp, plus quelques individus particulièrement impitoyables, vigoureux et inhumains, solidement installés (après y avoir été nommés par le commandement SS, qui en matière de choix témoignait d'une connaissance diabolique de l'âme humaine) dans les fonctions de Kapo, Blockâltester ou autre. Restaient enfin ceux qui, sans occuper de fonctions particulières, avaient toujours réussi grâce à leur astuce et à leur énergie à s'organiser avec succès, se procurant ainsi, outre des avantages matériels et une réputation flatteuse, l'indulgence et l'estime des puissants du camp. Ainsi, celui qui ne sait pas devenir Organisator, Kombinator, Prominent (farouche éloquence des mots!) devient inéluctablement un «musulman». Dans la vie, il existe une troisième voie, c'est même la plus courante; au camp de concentration, il n'existe pas de troisième voie.

Le plus simple est de succomber: il suffit d'exécuter tous les ordres qu'on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L'expérience prouve qu'à ce rythme on résiste rarement plus de trois mois. Tous les «musulmans» qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n'ont pas d'histoire du tout: ils ont suivi la pente jusqu'au bout, naturellement, comme le ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, par malchance, ou à la suite d'un incident banal, ils ont été terrassés avant même d'avoir pu s'adapter. Ils sont pris de vitesse: lorsque enfin ils commencent à apprendre Tallemand et à distinguer quelque chose dans l'infernal enchevêtrement de lois et d'interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les Muselmànner, les damnés, le nerf du camp; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l'étincelle divine s'est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants: on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre.

Us peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière: un homme décharné, ie front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.

Si les damnés n'ont pas d'histoire, et s'il n'est qu'une seule et large voie qui mène à la perte, les chemins du salut sont multiples, épineux et imprévus.

La voie principale, comme nous l'avons laissé entendre, est celle de la Prominenz. On appelle Prominenten les fonctionnaires du camp: depuis le Hàftling-chef (Lagerâl-tester), les Kapos, cuisiniers, infirmiers et gardes de nuit, jusqu'aux balayeurs de baraques, aux Scheissminister et Bademeister (préposés aux latrines et aux douches). Ceux qui nous intéressent plus spécialement ici sont les prominents juifs, car, alors que les autres étaient automatiquement investis de ces fonctions dès leur entrée au camp en vertu de leur suprématie naturelle, les juifs, eux, devaient intriguer et lutter durement pour les obtenir.

Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances présentes, passées et ataviques s'unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité.

Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager allemand; qu'on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, certains avantages et de bonnes chances de survie, en exigeant d'eux en contrepartie qu'ils trahissent la solidarité naturelle qui les lie à leurs camarades: il se trouvera toujours quelqu'un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et deviendra intouchable; il sera donc d'autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu'on lui confie le commandement d'une poignée de malheureux, avec droit de vie et de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu'il "comprendra que s'il ne l'était pas assez, on n'aurait pas de mal à trouver quelqu'un pour le remplacer. Il arrivera en outre que, ne pouvant assouvir contre les oppresseurs la haine qu'il a accumulée, il s'en libérera de façon irrationnelle sur les opprimés, et ne s'estimera satisfait que lorsqu'il aura fait payer à ses subordonnés l'affront infligé par ses supérieurs.