De quelle humeur était le Kapo9 Et l'histoire des vingt-cinq coups de cravache à Stem 9 Quel temps faisait-il dehors? Est-ce qu'il avait lu le journal? Qu'est-ce que ça sentait à la cuisine des civils? Quelle heure était-il?
Jean était très aimé au Kommando Il faut savoir que le poste de Pikolo représente un échelon déjà très élevé dans la hiérarchie des prominences: le Pikolo (qui en général n'a pas plus de dix-sept ans) n'est pas astreint à un travail manuel, il a la haute main sur les fonds de marmite et peut passer ses journées à côté du poêle «c'est pourquoi» il a droit à une demi-ration supplémentaire, et il est bien placé pour devenir l'ami et le confident du Kapo, dont il reçoit officiellement les vêtements et les souliers usagés. Or, Jean était un Pikolo exceptionnel Il joignait à la ruse et à la force physique des manières affables et amicales. tout en menant avec courage et ténacité son combat personnel et secret contre le camp et contre la mort, il ne manquait pas d'entretenir des rapports humains avec ses camarades moins privilégies, et de plus il avait été assez habile et persévérant pour gagner la confiance d'Alex, le Kapo.
Alex avait tenu toutes ses promesses Il avait amplement confirmé sa nature de brute violente et sournoise, sous une solide carapace d'ignorance et de bêtise sauf pour ce qui était de son flair et de sa technique de garde-chiourme consommé Il ne perdait pas une occasion de vanter la pureté de son sang et la supénoné du triangle vert, et affichait un profond mépris pour ses chimistes loqueteux et affamés. «Ihr Doktoren, Ihr Intelhgenten!», ncanait-il chaque jour en nous voyant nous bousculer, gamelle tendue, à la distribution de la soupe Avec les Meister civils, il se montrait extrêmement empressé et obséquieux, et avec les SS il entretenait des rapports de cordiale amitié
Il était visiblement intimidé par le registre du Kommando et le petit rapport quotidien des travaux et prestations, et c'est par ce biais que Pikolo s'était rendu indispensable Les travaux d'approche avaient ete longs, prudents et minutieux, et l'ensemble du Kommando en avait suivi les progrès pendant tout un mois en retenant son souffle, mais finalement la défense du porc-épic avait cédé, et Pikolo s'était vu confirmer dans sa charge a la satisfaction de tous les intéresses
Bien que Jean n'abusât pas de sa position, nous avions déjà pu constater qu'un mot de lui, dit au bon moment et sur le ton qu'il fallait, pouvait faire beaucoup; plusieurs fois déjà il avait pu ainsi sauver certains d'entre nous de la cravache ou de la dénonciation aux SS. Depuis une semaine, nous étions amis: nous nous étions découverts par hasard, à l'occasion d'une alerte aérienne, mais ensuite, pris par le rythme impitoyable du Lager, nous n'avions pu que nous dire bonjour en nous croisant aux latrines ou aux lavabos.
Accroché d'une main à l'échelle de corde ballottante, il me désigna du doigt:
– Aujourd'hui c'est Primo qui viendra avec moi chercher la soupe.
La veille encore, c'était Stem l'accompagnateur, un Transylvanien affligé d'un strabisme; mais il était tombé en disgrâce à la suite d'une sombre histoire de balais volés à l'entrepôt, et Pikolo avait réussi à me faire adopter comme aide à 1' «Essenholen», la corvée quotidienne de soupe.
Il se glissa dehors, et moi je le suivis, clignant des yeux dans la splendeur du jour. Dehors l'air était tiède, et sous le soleil il montait de la terre une odeur légère de peinture et de goudron qui me rappelait une plage d'été de mon enfance. Pikolo me donna un des deux bâtons et nous nous mîmes en route sous le ciel limpide de juin.
Je voulais le remercier, mais il m'interrompit: ce n'était pas la peine. On voyait les Carpates couvertes de neige. Je respirai l'air frais, je me sentais étonnamment léger.
– Tu es fou de marcher si vite. On a le temps, tu sais.
Pour aller chercher la soupe, il fallait faire un kilomètre, puis retourner avec la marmite de cinquante kilos enfilée sur les bâtons. C'était un travail assez fatigant, mais qui incluait un parcours agréable à l'aller, puisqu'on n'était pas chargé, et offrait aussi l'occasion non négligeable d'approcher les cuisines.
Nous ralentîmes l'allure. Pikolo n'était pas sot: il avait judicieusement choisi le chemin de manière à pouvoir faire un long détour, un parcours d'au moins une heure, sans pour autant éveiller les soupçons. Nous parlions de chez nous; de Strasbourg et de Turin, de nos lectures, de nos études; de nos mères: comme toutes les mères se ressemblent! Sa mère aussi lui reprochait de ne jamais savoir combien d'argent il avait en poche; sa mère aussi aurait été bien étonnée d'apprendre qu'il s'en était sorti, que jour après jour il s'en sortait.
Un SS passa à bicyclette: Rudi, le Blockfùhrer. Halte, garde-à-vous, se découvrir.
– Sale brute, celui-là. Ein ganz gemeiner Hund.
Pour lui, parler en français ou en allemand, c'est la même chose? Oui, c'est la même chose, il pense aussi bien dans les deux langues. Il a passé un mois en Ligurie, il aime l'Italie, il voudrait apprendre l'italien. Moi, je serais content de lui donner quelques leçons: et si on commençait? Mais oui, commençons. Tout de suite, même; une chose en vaut une autre, l'important est de ne pas perdre de temps, de ne pas gaspiller cette heure qui s'offre à nous.
Nous croisons Limentani, le Romain, qui avance en traînant les pieds, une gamelle cachée sous sa veste. Pikolo écoute attentivement, saisit quelques mots de notre dialogue et répète en riant:
– Zup-pa, cam-po, ac-qua.
Nous croisons Frenkel, le mouchard. Mieux vaut presser le pas, on ne sait jamais, en voilà un qui fait le mal pour le mal.
… Le chant d'Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m'est venu à l'esprit: mais nous n'avons pas le temps de choisir, cette heure n'est déjà plus une heure. Si Jean est intelligent, il comprendra. Il comprendra: aujourd'hui, j'en suis sûr.
… Qui est Dante? Qu'est-ce que la Divine Comédie? Quelle étrange sensation de nouveauté on éprouve à tenter d'expliquer brièvement ce qu'est la Divine Comédie, la structure de l'enfer, le contrappasso [6]. Virgile représente la Raison, Béatrice la Théologie.
Jean est tout ouïe, et je commence lentement, avec application [7]:
«Lo maggior corno délia fiamma antica
Cominciô a crollarsi mormorando,
Pur corne quella cui vento affatica.
Indi, la cima in qua e in là menando
Corne fosse la lingua che parlasse
Mise fuori la voce, e disse: Quando. [8]
Là je m'arrête et essaie de traduire. Un désastre: pauvre Dante et pauvre français! Tout de même l'expérience ne s'annonce pas trop maclass="underline" Jean admire la bizarre similitude de la langue et me suggère le terme approprié pour rendre «antica».
Et après «Quando»? Rien. Un trou de mémoire. «Prima che si Enea la nominasse [9]» Nouveau blanc. Un autre fragment inutilisable me revient à l'esprit: «… la pietâ Del vecchio padre, né M debito amore Che doveva Pénélope far lieta… [10]», mais est-ce que c'est bien ça?
«… Ma misi me per l'alto mare aperto [11]»
Ce vers-là, si, j'en suis sûr, je me fais fort d'expliquer à Pikolo, de lui faire voir pourquoi «misi me» n'est pas «je me mis» [12]: c'est beaucoup plus fort, beaucoup plus audacieux que cela, c'est rompre un lien, se jeter délibérément sur un obstacle à franchir; nous la connaissons bien, cette impulsion. «L'alto mare aperto»: Pikolo a voyagé en mer, il sait ce que cela veut dire… c'est quand l'horizon se referme sur lui-même, dégagé, rectiligne, uni, et qu'il n'y a plus dès lors que l'odeur de la mer: douces choses férocement lointaines.