Nous voilà arrivés au Kraftwerk, l'endroit où travaille le Kommando des poseurs de câbles. Il doit y avoir l'ingénieur Levi. Le voilà, on ne voit que sa tête qui dépasse de la tranchée. Il me fait un signe de la main, c'est un homme de valeur, je ne l'ai jamais vu découragé, je ne l'ai jamais entendu parler de nourriture.
«Mare aperto». «Mare aperto». Je sais que ça rime avec «diserto»: «… quella compagna Picciola, dalla quai non fui diserto [13]», mais je ne me rappelle plus si ça vient avant ou après. Et puis le voyage, le téméraire voyage au-delà des colonnes d'Hercule, que c'est triste, je suis obligé de le raconter en prose: un sacrilège. Je n'en ai sauvé qu'un vers, mais qui mérite qu'on s'y arrête:
…«Acciô che l'uom piû oltre non si metta [14]»
«Si metta»: il fallait que je vienne au Lager pour m'apercevoir que c'est le même tour que tout à l'heure: «e misi me». Mais je n'en parle pas à Jean, je ne suis pas sûr que ce soit une remarque importante. Il y aurait tant d'autres choses à dire, et le soleil est déjà haut, midi approche. Je suis pressé, furieusement pressé.
J'y suis, attention Pikolo, ouvre grands tes oreilles et ton esprit, j'ai besoin que tu comprennes:
«Considerate la vostra semenza
Fatti non foste a viver corne bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza [15]»
Et c'est comme si moi aussi j'entendais ces paroles pour la première fois: comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L'espace d'un instant, j'ai oublié qui je suis et où je suis.
Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s'est rendu compte qu'il est en train de me faire du bien. A moins que, peut-être, il n'y ait autre chose: peut-être que, malgré la traduction plate et le commentaire sommaire et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu'elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier; qu'elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules.
«Li miei compagni fec'io si acuti… [16]»
… et je m'efforce, mais en vain, d'expliquer tout ce qu'il y a dans cet «acuti». Ici encore une lacune, irréparable cette fois. «… Lo lume era di sotto délia luna [17]» ou quelque chose comme ça; mais avant?… Aucune idée, «keine Ahnung» comme on dit ici. Que Pikolo m'excuse, j'ai oublié au moins quatre tercets.
– Ça ne fait rien, vas-y tout de même.
«… Quando mi apparve una montagna, bruna
Per la distanza, e parvemi alta tanto
Che mai veduta non ne avevo alcuna. [18]»
Oui, oui, «alta tanto», et pas «molto alta», proposition consécutive. Et les montagnes, quand on les voit de loin… les montagnes… oh! Pikolo, Pikolo, dis quelque chose, parle, ne me laisse pas penser à mes montagnes, qui apparaissaient, brunes dans le soir, quand je revenais en train, de Milan à Turin!
Assez, il faut continuer, ce sont des choses qu'on pense mais qu'on ne dit pas. Pikolo attend et me regarde.
Je donnerais ma soupe d'aujourd'hui pour pouvoir trouver la jonction entre «non ne avevo alcuna» et la fin. Je m'efforce de reconstruire le tout en m'aidant de la rime, je ferme les yeux, je me mords les doigts: peine perdue, le reste est silence. D'autres vers me traversent l'esprit: «… la terra lagrimosa diede vento… [19]», non, c'est autre chose. Il est tard, il est tard, nous voilà aux cuisines, il faut conclure:
«Tre volte il fe' girar con tutte l'acque,
Alla quarta levar la poppa in suso
E la prora ire in giû, corne altrui piacque… [20]»
Je retiens Pikolo: il est absolument nécessaire et urgent qu'il écoute, qu'il comprenne ce «corne altrui piacque» avant qu'il ne soit trop tard; demain lui ou moi nous pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir; il faut que je lui dise, que je lui parle du Moyen Age, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si inattendu, et d'autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d'entrevoir à l'instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l'explication de notre destin, de notre présence ici aujourd'hui…
Nous voilà maintenant en train de faire la queue pour la soupe, mêlés à la foule sordide et déguenillée des portesoupe des autres Kommandos. Les derniers arrivés se bousculent derrière nous.
– Kraut und Rûben?
– Kraut und Rùben.
C'est l'annonce officielle que nous aurons aujourd'hui de la soupe aux choux et aux navets:
– Cavoli e râpe.
– Kaposzta es répak.
«Infin che l'mar fu sopra noi rinchiuso. [21]»
12 LES ÉVÉNEMENTS DE L'ETE
Des convois en provenance de Hongrie n'avaient cessé d'affluer pendant tout le printemps Un prisonnier sur deux était hongrois, et le hongrois était devenu, après le yiddish, la seconde langue du camp
Au mois d'août 1944, nous qui étions arrivés cinq mois auparavant, nous comptions déjà parmi les anciens En vertu de quoi personne au Kommando 98 ne s'était montré surpris que les promesses prodiguées et notre succès à l'examen de chimie n'aient abouti a rien Non, cela ne nous avait ni surpris ni déçus outre mesure au fond, nous avions tous un peu peur des changements «Quand on change, c'est toujours en pire», disait un proverbe du camp Et par ailleurs, l'expérience nous avait prouvé maintes fois la vanité de toute prévision a quoi bon se tourmenter a prévoir l'avenir, quand aucun de nos actes, aucune de nos paroles n'aurait pu l'infléchir si peu que ce fût9 Nous étions de vieux Hafthnge. notre sagesse, c'était de «ne pas chercher a comprendre», de ne pas imaginer l'avenir, de ne pas nous mettre en peine pour savoir quand et comment tout cela finirait de ne pas poser de questions, et de ne pas nous en poser
Les souvenirs de notre vie d'autrefois nous revenaient encore, mais vaporeux et lointains, et par la même pénétrés de douceur et de tristesse, comme le sont les souvenirs de la petite enfance et de toute chose révolue En revanche, l'entrée au camp marquait pour chacun de nous la première étape d'une tout autre série de souvenirs, cruels et proches ceux-là, et sans cesse ravivés par l'expérience présente, comme le seraient des blessures chaque jour rouvertes
Les bruits qui couraient au chantier, du débarquement en Normandie, de l'offensive russe et de l'attentat manqué contre Hitler, avaient fait jaillir en nous des espoirs violents mais éphémères Jour après jour, en chacun de nous, les forces diminuaient, la volonté de vivre s'effritait, l'esprit s'obscurcissait Et puis la Normandie et la Russie étaient si loin et l'hiver si proche, si concrètes la faim et la détresse et si irréel tout le reste, qu'il nous semblait impossible qu'il y eût réellement un monde et un temps autres que ce monde de boue et ce temps stérile et stagnant, dont nous étions désormais incapables d'imaginer qu'il pût finir un jour
Pour les hommes libres, le cadre temporel a toujours une valeur, d'autant plus grande que celui qui s'y meut y déploie de plus vastes ressources intérieures Mais pour nous, les heures, les jours et les mois n'étaient qu'un flux opaque qui transformait, toujours trop lentement, le futur en passé, une camelote inutile dont nous cherchions à nous débarrasser au plus vite Le temps était fini où les jours se succédaient vifs, précieux, uniques • l'avenir se dressait devant nous, gns et sans contours, comme une invincible barrière Pour nous, l'histoire s'était arrêtée