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— Papa est là ? il demande.

Les habitués lui désignent Liauradéshome, prostré à notre table. L’enfant s’approche précipitamment et se met à secouer Julien.

— Papa ! Papa ! dit-il, viens vite, maman est morte.

CHAPITRE HUIT

UNE NUIT À NE PAS METTRE UN BROUILLARD DEHORS

La scène est déroutante.

Imagine la salle à manger des Julien Liauradéshome ; made in Galerie Barbeck de Quimper. Méléas et Palissandre ! Au mur, des chromos de toute beauté que ça représente des marines. Sur la desserte, un voilier dans une bouteille, genre brick goélette à deux mâts, bien entendu. Le dossier des chaises est en tapisserie. Sur la table, le couvert est dressé. Il y a une petite fille de cinq ans environ qui grignote des biscottes qu’elle a préalablement tartinées de beurre avec son pouce. Sur le parquet dûment fourbi, la dame du gars Julien. A cause de sa posture, elle ressemble à ces tracés à la craie que nous autres, gens de police, dessinons pour délimiter les contours d’un cadavre, et qui font si bien sur une couverture de roman policier. Elle est étendue sur le côté, ses jambes composent un mouvement de vélocipédiste en action. L’un de ses bras est dans le prolongement de son corps, tandis que l’autre est resté en parade devant son visage. Elle porte une ecchymose à l’œil gauche. Elle a un couteau enfoncé dans le flanc et je te parie le machin de l’autre jour contre ce que je t’avais promis à Noël que la lame, dirigée de manomètre, s’est plantée pile dans le cœur de la personne.

L’époux veuvifié pousse un hurlement de Croc-Blanc qui a reconnu son maître. Il se précipite vers la défunte en criant :

— Madeleine ! Mon aimée, ma chatte bleue, ma grenouille, mon ange, ma tulipe, fleur de mes jours, mon doux rêve, ma perle !

Que je dois m’arc-bouter pour le contenir, pas qu’il touche au corps, ce con, et surtout au couteau. Mais il m’échappe et c’est le propice Bérurier qui le calme d’une manchette au plexus, hou là là ! Alors il titube, et on l’affale[4] dans l’unique fauteuil de la pièce, en cuir artificiel-lavable-qu’avec-les-enfants-on-ne-peut-pas-se-permettre-l’autre-qui-craint-tant. Il respire duraillement, Julien. Mais l’intensité de son chagrin le ranime. Et le voilà qui fonce dans les jérémiades. Une femme unique, compagne attentive et vigilante, toujours sur la brèche, répondant au téléphone, décachetant le courrier, gérant l’argent du ménage, battant elle-même les enfants, cuisinière hors-ligne sachant confectionner la soupe de poissons, les crêpes, amoureuse frénétique, pas suceuse, mais le coup de reins écopeur, parfaite chrétienne, adjointe au maire, d’une propreté maniaque, lavant son slip tous les soirs avant la prière, remplissant les feuilles d’impôt-et-comment-va-t-il-faire-à-présent ? Et puis morte, la chérie. Immobile à jamais, absente définitivement, soustraite à leur vie foyère, lui et les enfants, deux chérubins qui adoraient leur petite maman. Seigneur, qu’avez-vous permis là ? Pourquoi à moi ? Que vous ai-je fait pour mériter ? Ne suis-je pas un bon perceur de castagnettes ? Le meilleur de l’île, au dernier concours. Médaille d’or de Grenade, diplôme d’honneur de Malaga. Grand prix spécial du jury de Madrid ! Mais mon Jésus, alors quoi, merde, ça va pas la tête ? Il a pas fait ses Pâques régulièrement, Julien ? On l’a déjà vu manger de la viande le Vendredi Saint ? Non, mais Dieu, bordel, je Vous cause ! Il a commis des péchés mortels, le trotteur ? En dehors de la jeune sœur à Madeleine qu’était venue en vacances et dont il a gentiment bouffé le cul, en camarade, un matin de marché, on peut lui reprocher quoi ? Hein ? Et voilà cette chère épouse idolâtrée, raffolée, en vénérance générale qui est là, sur le plancher, poignardée, morte pour toujours. Ah, non, au secours, y a erreur, c’est un coup fourré, un gai tapant, une infamie ! N’a-t-il donc vécu que pour cette infamie ? Oh, mes petits, mes chérubins, mes dons d’elle, venez dans mes bras. Je vous reste. Je serai votre môman désormais.

Ils font la sourde étiquette, les tout petits. La gamine se goinfre toujours ses biscottes beurrées. Le môme, lui joue avec une dinky toys, à deux pas du cadavre. Faut pas leur grandiloquer le malheur en ce moment. Hé, dis, molo : ils se sont payé l’école toute la journée, plus la leçon de piano chez Mlle Argoat qui joue de l’harmonium à l’église. Faut pas pousser, à présent ils font relâche. Bon, Maman est morte, c’est entendu, mais on ne va pas leur en faire une gamelle de flageolets, non ?

Moi, chef, je répartis les rôles.

— Maumau, emportez-moi ce connard ailleurs et veillez à ce qu’il ne déconne pas davantage. Toi, Béru, récupère l’arme pour examen et cherche d’éventuels indices. Vous, Le Guennec, mettez-vous en quête de l’ouvrier de Liauradéshome et ramenez-le ici, vivant de préférence.

Je vais ramasser la petite bagnole dont le gamin joue. Elle est vachement meurtrie, la Hillman.

— T’aimerais que je t’en paie d’autres, môme ?

— Oh voui, m’sieur.

— Alors viens par ici qu’on discute un peu, entre hommes.

Il vient.

La cuisine sent bon parce qu’il y a un gratin au four. Un gratin de je ne sais quoi, c’est déjà doré. J’éteins, pas que ça brûle.

Alors voilà la déposition de l’exquis petit.

Ils sont rentrés de l’école, sa sœur et lui, et maman les a fait goûter. Juste comme ils finissaient, papa et maman se sont engueulés dans l’atelier. Une branlée sévère, même que maman a giflé papa à plusieurs reprises selon la bonne habitude. Non, l’ouvrier y était pas, car on est le soir qu’il part en avance pour répéter à la salle des fêtes où on va jouer Golgotha pour la Sainte-Marie-à-la-Coque. Et Corentin peut pas manquer les répètes vu qu’il va jouer Jésus et qu’il s’agit d’un rôle drôlement chargé qui est de tous les tableaux. Pourquoi ils s’engueulaient, les vieux ? Rapport à un enfoiré de flic qu’est venu causer du frère à papa, lequel est un fils de mauvaise vie. Les deux petits sont été prendre leur leçon de piano, car maman y tient qu’ils savent le piano pour plus tard, dans une soirée, tout ça. Mais puisqu’elle est morte, maman, p’t’être que papa dira oui pour qu’ils arrêtent, parce que le piano, hein ? A part qu’on soit pianiste, c’est pas avec ça qu’on gagne sa vie. Lorsqu’ils sont rentrés de leur leçon, ils ont trouvé maman étendue sur le parquet, telle qu’elle y est encore. Comme c’est un brave bout d’homme, il a compris qu’il fallait prévenir papa. Pourquoi il est venu au bistrot ? Parce qu’un voisin, le marchand d’accessoires à bateaux, lui a dit qu’il l’y avait vu entrer. Bon, voilà, c’est tout, et c’est vrai que vous allez m’acheter des dinky toys, m’sieur ?

Béru a trouvé une bouteille d’on ne sait quoi, très chouette, avec un bateau encore à l’intérieur. Là c’est pas un brick mais un galion espagnol, si tu vois ce que je veux dire ? Il est taillé dans du bois fruitier et macère dans un tord boyau qui pue le dégueulis d’ivrogne. Très bien, bravo.

L’Infâmure a placé l’arme du crime dans un sac en plastique déniché je ne sais où. Comme c’est un homme civilisé, il a étendu une couverture sur le corps de ce que les journaux appelleront incessamment « la malheureuse ».

Il me dit, entre deux lampées de son ratafia merdique :

— L’assassin porte une gross’ ch’vayière carrée du d’sus à un doigt. Ça a fait une blessure en triangue à l’arcane souricière de la gonzesse. Et y a pas été de main morte par y l’a entamée jusque z’à l’os. Sans doute qu’a d’vait gueuler, poupette. Il lui a placé la vache mandale de cosaque. L’sang a dû gicler ; l’arcane souricière, tu sais comme c’est fertile ? J’me rappelle mon n’veu qui voulait faire boxeur ; c’tait son point faib’. Dès qu’y morflait un gnon à c’t’endroit, ses lampions affichaient le couvre-feu. Les adversaires l’savaient et d’entrée lui filaient un taquet su’ les falots ; qu’ensute, l’ pauv’ mec terminait son combat av’c une canne blanche !

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Je suis le plus grand écrivain détransitifieur de la littérature française.