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« Pourquoi ? » La voix avait quelque chose de très étrange, se dit Rincevent. On se sentait incapable de lui désobéir, comme si le destin était d’avance scellé. Qu’elle lui demande de sauter du haut d’une falaise, songea-t-il, et il serait à mi-chemin du sol avant que l’idée lui vienne de refuser.

La mort de toute la magie est proche.

Rincevent regarda autour de lui d’un air coupable.

« Pourquoi ? » fit-il.

Le monde court à sa perte.

« Quoi, encore ? »

Nous ne plaisantons pas, dit le chapeau d’une voix maussade. Le triomphe des Géants des Glaces, l’Apocralypse, l’Heure du Thé des Dieux, la totale.

« On peut empêcher ça ? »

L’avenir n’en est pas sûr.

L’expression de franche terreur s’effaça lentement du visage de Rincevent.

« C’est une devinette ? » dit-il.

Il serait peut-être plus simple que tu fasses ce qu’on te dit sans essayer de comprendre, fit le chapeau. Jeune fille, tu vas nous ranger dans notre boîte. Un grand nombre de gens vont sous peu se mettre à notre recherche.

« Hé, minute, lança Rincevent. Ça fait des années que je vous vois et vous n’aviez encore jamais parlé. »

Nous n’avions rien d’important à dire.

Rincevent hocha la tête. La réponse se tenait.

« Écoutez, fourrez-le donc dans sa boîte et allons-y, fit la fille.

— Un peu plus de respect, je vous prie, ma jeune dame, dit avec hauteur Rincevent. C’est au symbole de la magie ancienne que vous vous adressez, figurez-vous.

— Vous n’avez qu’à le porter, alors.

— Hé, attendez », fit Rincevent qui suivait de son mieux la fille tandis qu’elle enfilait majestueusement les ruelles, traversait une rue étroite et pénétrait dans un autre passage entre deux maisons tellement penchées l’une vers l’autre, comme prises de boisson, que leurs étages supérieurs se touchaient pour de bon. Elle s’arrêta.

« Quoi donc ? jeta-t-elle sèchement.

— C’est vous le voleur mystère, n’est-ce pas ? Tout le monde parle de vous, que vous avez volé dans des pièces fermées à clé et tout. Ce n’est pas comme ça que je vous voyais…

— Oh ? dit-elle froidement. Comment, alors ?

— Ben, vous… vous êtes plus petite.

— Oh. Alors, vous venez ? »

Les torchères de rues, déjà peu nombreuses dans ce quartier de la ville, étaient totalement absentes à présent. Il n’y avait que les ténèbres aux aguets désormais.

« Venez, je vous dis, répéta-t-elle. De quoi vous avez peur ? »

Rincevent prit une profonde inspiration. « Des assassins, des sonneurs, des escamoteurs, des coupe-jarrets, des tire-laine, des coupeurs de bourse, des garrotteurs, des chourineurs, des violeurs et des voleurs, fit-il. C’est aux Ombres que vous entrez[9] !

— Oui, mais on ne viendra pas nous chercher ici, dit-elle.

— Oh, si, pour venir, ils viendront, seulement ils n’en repartiront pas, fit Rincevent. Et nous non plus. Je veux dire, une belle jeune femme comme vous… Rien que d’y penser… Je veux dire, il y a des gens là-dedans…

— Mais vous serez là pour me protéger », dit-elle.

Rincevent crut entendre des pas cadencés à plusieurs rues de distance.

« Vous savez, soupira-t-il, j’étais sûr que vous diriez ça. »

Dans ces rues mal famées il faut marcher la tête haute, songea-t-il. Et dans certaines courir ventre à terre.

* * *

Il fait si noir dans le quartier des Ombres par cette nuit printanière baignée de brouillard qu’on n’y verrait pas assez clair pour suivre la progression de Rincevent dans les rues fantomatiques, aussi le paragraphe descriptif s’élèvera-t-il au-dessus du niveau des toits tarabiscotés, de la forêt de cheminées bancales, et admirera-t-il les quelques étoiles scintillantes qui parviennent à percer la nappe tourbillonnante. Il s’efforcera d’ignorer les bruits qui montent de la rue : piétinements hâtifs, courses précipitées, craquements cartilagineux, gémissements, cris étouffés. À croire qu’une bête fauve parcourt les Ombres après deux semaines de régime draconien.

Quelque part près du centre des Ombres – on n’a jamais correctement dressé la carte du secteur – existe une petite cour. Là au moins, il y a des torches aux murs, mais la lumière qu’elles jettent, c’est la lumière même des Ombres : mauvaise, couleur sang, l’âme noire.

Rincevent entra dans la cour en titubant et se raccrocha au mur pour ne pas tomber. La fille pénétra dans la clarté rougeâtre à sa suite ; elle fredonnait toute seule.

« Ça va ? demanda-t-elle.

— Nurrgh, répondit le mage.

— Pardon ?

— Ces types… balbutia-t-il. Je veux dire, cette façon de lui balancer votre pied dans les… Quand vous leur avez attrapé les… Quand vous avez flanqué un coup de couteau à un autre, en plein dans… Qui êtes-vous donc ?

— Je m’appelle Conina. »

Rincevent la considéra un moment, l’œil vide.

« Je regrette, fit-il, ça ne me dit rien.

— Ça ne fait pas longtemps que je suis arrivée.

— Qui, je pensais bien que vous n’étiez pas du coin. J’en aurais entendu parler.

— J’ai pris pension ici. On entre ? »

Rincevent leva les yeux vers le sommet d’un poteau délabré tout juste visible dans la lumière fumeuse des torches crachotantes. Il lui apprit que l’hostellerie derrière la petite porte sombre s’appelait la Tête de Troll.

On pourrait prendre le Tambour Rafistolé, théâtre d’une bagarre grossière à peine une heure plus tôt, pour une taverne minable peu recommandable. En fait, c’était une taverne peu recommandable recommandable. Ses clients jouissaient d’une certaine respectabilité bourrue ; ils s’entretuaient peut-être avec insouciance, comme il se doit entre égaux, mais pas méchamment. Un enfant pouvait parfaitement entrer demander un verre de limonade et n’écoper que d’une taloche sur l’oreille lorsqu’il faisait profiter sa mère de son vocabulaire enrichi. Les soirs de calme, et quand il était sûr que le bibliothécaire ne viendrait pas, le patron avait même la réputation de poser des bols de cacahuètes sur le comptoir.

La Tête de Troll était une fosse d’aisances d’une autre trempe. Sa clientèle, en admettant qu’elle se corrige, soigne sa tenue et d’une manière générale améliore son image à en devenir méconnaissable, sa clientèle, donc, aurait pu aspirer, mais aspirer seulement, à passer pour le sous-produit, sous-ordre, sous-ce-qu’on-veut absolu de l’humanité. Et aux Ombres, un sous c’est un sous.

À propos, la chose accrochée en haut du poteau, ce n’est pas une enseigne. Quand ils ont décidé d’appeler leur établissement la Tête de Troll, les propriétaires n’y sont pas allés par quatre chemins.

Pris de nausée, les doigts cramponnés au carton à chapeau qui ronchonnait contre sa poitrine, Rincevent pénétra dans l’hostellerie.

Le silence. Il s’enroula autour d’eux, presque aussi épais que la fumée d’une douzaine de substances garanties faire tourner tout cerveau normal en fromage. Des yeux méfiants les étudièrent à travers la purée de pois.

Deux dés s’entrechoquèrent en bout de course sur une table. Le bruit parut formidable ; ce n’était sûrement pas le chiffre porte-bonheur de Rincevent qui était sorti.

Il eut conscience des regards appuyés de plusieurs dizaines de clients tandis qu’il suivait la silhouette sage et curieusement petite de Conina à l’intérieur de la salle. Il jeta des coups d’œil en coin aux figures concupiscentes d’hommes qui le tueraient avant même d’y penser et qui, d’ailleurs, trouveraient ça beaucoup plus facile.

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9

La publication de la Guilde des Marchands, Bienvenus à Ankh-Morporke, Citée aux milles Surprises, décrit le quartier du Vieux Morpork connu sous le nom des Ombres comme « un réseau folquelorique d’antiques passages et de rues pistoreques, où l’émossion et Paromance se tapissent au détoure de chaque carefoure, où l’on entend moult cris tradissionels des marchands de jadisse et l’on voit les fysionomies riantes des abitants qui vaquent à leurs afaires. » Autrement dit : vous voilà prévenus.