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C’est dans le menu courant de ma vie que le destin se manifeste le plus volontiers. Au moment où je vais disposer l’annuaire contre l’accoudoir, il choit sur la moquette. Je le ramasse. Et…

Mais non, tu ne vas pas me croire, t’es bien trop sceptique. Et moi, je suis ton antiseptique.

Et pourtant.

Tu veux que je te dise ?

Le veux vraiment ?

D’accord.

Mais auparavant on va laisser passer une page de publicité :

Bon entendeur, salut !

Ne gaspille pas ton sens auditif pour une ouïe ou pour un gnon.

Au lieu d’écouter aux portes, écoute plutôt les émissions de Pierre BELLEMARE.

Enquêtes — Variétés — Filatures.

Pierre BELLEMARE, l’homme qui ne laisse rien passer… sauf les pages de publicité !

Donc, l’annuaire a chu, je l’ai ramassu et regardu machinalement.

Voire…

Tu crois souvent à la machinalité de tes actes alors qu’ils te sont dictés par l’instinct.

Ah ! l’instinct, quelle performance !

Que lis-je, au sommet de la page droite, donc une page impaire, passe et manque, un nom.

Un nom tout seul au-dessus des autres perce que c’est celui qui commence la première colonne : Hurlevon.

Abruti comme je te sais, t’auras peut-être oublié que c’est là le patronyme du photographe de presse qui découvrit le manuscrit ancien dans la potiche chinoise. Je te le remémore à toutes fins inutiles.

Hurlevon. Tout en haut de la page… Comme il se doit[9].

Je lis : Hurlevon (de) Jasmine. 14, rue de l’Abbé Désange, Paris 8. Tél : X[10].

J’ai omis de demander au Gravos l’adresse de feu Léon de Hurlevon. Mais peut-être s’agit-il de la sienne. De toute manière, il n’existe pas d’autres Hurlevon dans l’annuaire.

Ma tocante indique zéro heure quarante-huit (c’est une montre digitale à quartz, de ces breloques à la con qui mobilisent tes deux mains avant de te donner l’heure : le poignet gauche pour la porter, la main droite pour déclencher son cadran lumineux). Ce n’est pas une heure décente pour tubophoner, je le sais. Mais il se trouve que mon sommeil s’est volatilisé et que je me sens infiniment disponible.

Voilà pourquoi je vais m’asseoir à mon bureau, afin de composer ce fameux numéro que je me garderai bien de te révéler, pauvre gonfle, toujours à mijoter des plaisanteries de débile invertébré.

Le Seigneur, qui n’a rien de particulier à fiche, cette nuit, est avec moi, car le biniou n’a pas le temps de grelotter deux fois. On décroche. Une voix féminine, plus incisive que mes huit réunies dit : « J’écoute. »

Santantonio (comme ils disent tous, ces cons, en oubliant mon mignon trait d’union quand ils écrivent mon blase, pour comble) plonge.

— Pourrais-je parler à Mme Jasmine de Hurlevon ?

— C’est moi.

Je me ramone la gargante.

— Pardonnez ma question, mais êtes-vous apparentée à Léon de Hurlevon ?

— Je suis sa veuve, pourquoi ?

Je pousse un glaoupe de joie irrésistée. Kif le mec qui veut s’éviter d’exclamer « Dieu soit loué », vu que ça ne se dit plus beaucoup dans les salons littéraires.

— Ici Edgar de Triage, fais-je, pensant qu’une petite particule vite-fait-sur-le-gaz ne fait pas mal dans le tableau pour parler à une de Hurlevon, le fût-elle, la futile, par alliance.

— Oui ?

Elle attend la suite. Prudence est mère de la Sûreté Nationale, comme chacun sait.

— J’ai été l’ami de Léon, jadis ; nous avons fait, notamment, un séjour en Chine Populaire aux basques d’un ministre à la noix. Il a dû vous parler de moi ?

Ce toupet ! comme disait Mayol.

La veuvette réfléchit.

— Voulez-vous me rappeler votre nom ?

— Edgar de Triage.

Elle place un silence entre ça et ce qui va suivre.

— N’avez-vous pas un sobriquet ? me demande-t-elle.

J’hésite pas :

— J’en ai même plusieurs. Duquel ce pauvre Léon vous a-t-il parlé ?

Elle ricane :

— Houmf, pas très correct.

— J’en ai entendu d’autres.

— Big-Nœud !

Merde, tu diras pas, mais c’est admirable, le hasard, non ? V’là que je cadre pile au descriptif.

— Yes, madame. Comme je n’ai pas le bonheur de vous connaître, je m’abstiendrai d’ajouter « pour vous servir ». D’ailleurs ce serait déplacé. Dites, j’arrive de Hong-Kong, et je n’ai personne à Paris à qui rendre visite. On ne pourrait pas se rencontrer pour causer un peu de Léon ?

— Volontiers, dit-elle sans, tu sais quoi : barguigner.

— Quand ? haleté-je.

Elle pose la question que je n’osais espérer :

— Où êtes-vous, là ?

— Roissy-Charles de Gaulle.

— Si vous n’avez pas sommeil, venez prendre un pot.

— Sommeil ! J’ai dormi dans l’avion depuis l’escale de Bombay. O.K., j’arrive. Mais ça ne vous embête pas ?

— Pensez-vous, une occasion de parler de Léo, je ne puis la laisser passer.

J’aurais dû me gaffer que Léon de Hurlevon était surnommé Léo !

Je file au cabinet de toilette me donner un petit coup de rasoir et me lotionner un peu la frite.

Au labo, Mathias est en train de décortiquer soigneusement l’ami Riton. Tout baigne dans l’huile d’amande douce.

C’est seulement une fois dehors que je me souviens de ce qu’il fallait dire au Rouillé.

Je ne l’ai pas averti du coup de fil de sa bonne femme. On aurait dû la rappeler fissa, lui et moi, pour le couvrir. Sa rentrée ne sera pas fanfareuse, moi je te le dis.

UNE LUEUR À TRAVERS LES POILS

Chouette bâtisse, un peu fromageuse comme toutes celles des années 30. Ça se présente comme ça : t’as un porche, du genre pompeux ; puis un grand escalier majuscule, avec marbre, tapis, ascenseur et même une statue de bronze dans une niche qui représente une Diane chasseresse (pour l’instant, je te dis, elle chasse pas puisqu’elle est à la niche). Un petit écriteau annonce que pour Jasmine de Hurlevon, c’est l’escalier à droite dans la cour.

Alors, la cour.

Oui : v’là l’escadrin annoncé. Une porte vitrée en protège l’accès. Elle s’ouvre sans difficulté. L’escalier est un peu raide, en bois, recouvert d’une moquette éliminée.

Il conduit d’un élan à une espèce de palier-cul-de-sac encombré de plantes en pots, toutes plus grasses l’une que l’autre et où s’ouvre une porte provisoirement fermée. Je subodore un petit appartement mourant, douillet, dans le genre atelier, comme on n’en trouve qu’à Pantruche ; quelque chose d’un peu guingoiseux aménagé dans quelque excroissance de l’immeuble. A présent, ils font du fonctionnel, bien rectiligne, et c’est fini ces coins de rêve pour artiste pécuneux.

Je sonne doucettement. Ça fait un peu carillon alpestre à l’intérieur, sur trois notes frivoles. On vient m’ouvrir.

Je m’attends à tout, mais c’est le reste qui m’accueille. La veuve Hurlevon, je la figurais dans les gonzesses d’une trentaine de bougies, un peu avachie mais pas trop blette. Tu sais ? la nanoche en futal de velours, chandail trop ample en grosse laine ternasse. Je voyais un univers enfumé, du désordre, une ambiance bordélique, quoi. Le fait qu’à une plombe du mat on me convie sans me connaître me donnait à croire.

Foin, mon pote. Foin, foin, foin !

La personne que je te cause, la veuve Hurlevon, est une dame qui marche délibérément sur sa quarantaine, mais comment ! Attention, les rétines ! Abaissez vos visières, sieurs et dames. Chaussez vite vos lunettes polaroïd. Dedieu, la belle bête ! C’est un lot, c’est une affaire ! De la jument de haulte race. Puresange ! Quelle classe ! Quelle silhouette ! Quelle allure ! Quelle fête pour l’œil (en attendant mieux) !

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9

Moi, je me comprends, mais t’es pas obligé.

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10

Je ne te révèle pas le numéro, des fois que t’aurais l’idée de faire tarter l’abonnée.