— Vraiment ?
— Il paraîtrait que Léo y aurait déniché un parchemin, ou je ne sais quoi…
Elle ne répond rien. Simplement, elle se baisse, passe la main sous les franges de son fauteuil et en ramène une sonnette qu’elle agite.
Je n’ai pas tellement le temps d’être surpris. Quand une maîtresse de maison agite ce genre de clochette, tu te dis qu’elle alerte un domestique, non ? Mon regard se dirige en conséquence vers la porte.
Mais ce n’est pas une soubrette qui se pointe. Imagine un balaise, beau comme un camion, très chauve, façon Kojak, en bras de chemise, cravaté, l’air à la fois simple et très méchant. Quand il déambule, ça produit un rude froissement pareil à celui que fait l’éléphant en baguenaude dans la savane.
Son pantalon sombre est tellement tendu que j’ai hâte de le regarder s’asseoir. Un ventre proéminent déborde par-dessus. De nombreuses cicatrices zèbrent son visage, de-ci, de-là, le faisant ressembler à un blouson de motocycliste constellé de fermetures Éclair. Il a son pouce gauche enfilé dans son grimpant et il tient dans sa main droite un très joli pistolet noir moiré de bleu qui n’est pas sans évoquer le mufle d’un bulldog.
— C’est votre valet de chambre ? demandé-je à Jasmine.
Elle reste sans réponse, promenant ses ongles laqués sur ses lèvres d’un air dubitatif. Le gorille s’avance jusqu’à quelques encablures de mon fauteuil et jette l’ancre.
— Debout ! m’ordonne-t-il.
— Ne serions-nous pas mieux assis pour causer ? je lui oppose.
— Debout ! répète cet homme peu aimable en décrivant une contre-plongée avec son feu.
Alors, bon, je me lève, comprenant que c’est le genre d’énergumène qui tolère mal qu’on lui résiste. Pas exactement un homme fort, plutôt un homme de force.
— Va te mettre face au mur !
J’obtempère encore.
— Recule un peu !
Je recule un peu.
— A présent, mets tes deux mains contre le mur !
Docile, j’exécute la manœuvre, laquelle me place en position inclinée. Le coup classique. Dans cette attitude, je ne puis tenter grand-chose pour mon honneur, ma patrie ni mon roi.
— Je vais te fouiller, annonce le pistolero ; si tu joues au con, je te largue tout dans la paillasse, tu piges ?
— Madame de Hurlevon, soupiré-je, signalez bien à votre valet de chambre que le sang ne part pas sur une moquette.
Il ponctue ma réflexion d’un méchant coup de genou dans les noix, chose que j’abomine.
— Madame de Hurlevon, reprends-je, votre larbin doit être idéal pour déplacer le piano, mais question de style, vous devriez lui faire prendre des cours du soir.
Un second coup de genou semonçard ébranle mes fondations. Après quoi, le gorille se met à palper mes fringues.
— Ah ! il a un feu ! annonce-t-il triomphalement en me délestant d’icelui.
Il poursuit son manège, cramponne mon porte-cartes. L’explore d’une seule main, ce qui n’est pas commode.
— Ah, ça alors ! s’exclame le cher garçon.
— Quoi donc ? demande Jasmine.
— C’est un flic ! Et quel ! Merde, le commissaire San-Antonio ![13]
— Vraiment ! exclame mon hôtesse.
— Regardez !
Elle s’approche, constate. Par acquisition de conscience, comme dit Béru, ils consultent mes autres papelards, trouvent la confirmation de ma prestigieuse identité[14] et, dès lors, se confondent en excuses.
Le gorille a renfouillé sa seringue. Il me tend mon ami Tu-tues et mon larfouillet, penaud.
— Je vous demande pardon, monsieur le commissaire, vraiment, on ne pouvait pas s’attendre…
— C’est de votre faute, aussi, s’empresse de chichiller la veuve. (Car les gonzesses, tu les sais ? La manière qu’elles savent retomber sur leurs jolies papattes, en toutes circonstances. Prises en levrette, parfois, mais jamais jamais au dépourvu. Fais-leur confiance.) Pourquoi vous être annoncé sous un faux nom, commissaire ?
— La casaque de policier est parfois dure à porter, plaidé-je. Qui est ce monsieur ?
Le gorille rit :
— Un semi-confrère, commissaire. Je travaille comme garde du corps privé. J’étais un pote de Léo. Ce soir, Jasmine m’a téléphoné pour me dire qu’un type pas catholique cherchait à s’introduire chez elle, alors j’ai rapplique.
Jasmine s’explique :
— Il est évident que j’ai tout de suite su que vous bluffiez, commissaire. Jamais mon Léo n’a eu d’ami affublé du sobriquet que je vous ai indiqué. En outre, il n’a jamais porté de barbe. Quand vous vous êtes mis à me parler de la potiche, je n’ai plus hésité à appeler l’oncle Tontaine.
— C’est moi, se présente le chourineur, mon prénom est Gaston, et on m’a surnommé Tontaine. Oncle Tontaine parce que j’ai une flopée de neveux à la maison. Ma sœur est fille mère célibataire et on habite tous ensemble chez maman.
Ainsi Tontaine est tonton ! Homme sympathique lorsqu’il est relaxe. Le brave gars qui invente tous les matins l’eau chaude en allant aux chiches. Tonton gâteau, bientôt gâteux. Individu d’élite, prêt à payer cash de sa personne. A mesure que je le considère, je refrène mon envie de lui aligner un doublé dans le râtelier pour me venger de ses coups de genou dans le baignouscoff. La vengeance est un plat indigeste, en fait, et qu’il convient de bannir de son existence, sans aller jusqu’à tendre l’autre joue toutefois. Non plus que l’autre fesse, en ce qui me concerne. Bien. Qu’est-ce qu’on disait ? Les présentations, moui ; la justification de cette intervention brutale, moui. Eh bien, c’est à moi de causer.
— Vous redoutiez quelque danger, chère amie ?
Elle semble un peu ennuyée par ma question (en anglais : my question).
— Plus ou moins. Il m’est arrivé d’être menacée par téléphone, notez que ça ne s’est pas produit depuis longtemps.
— Ces menaces avaient trait à quoi ?
Elle me désigne le fauteuil que j’occupais avant l’entrée du gladiateur.
— Asseyez-vous, vous allez reprendre un scotch, nous bavarderons. Et vous, oncle Tontaine, un verre de limonade, comme d’habitude ?
— Ce sera pour une autre fois, ma petite Jasmine, s’excuse le chourineur, faut que je rentre donner le biberon de « notre » tout dernier, ça va être l’heure.
Et il me serre la main, qu’enchanté il est de m’avoir connu, et faites excuse pour la manière que je vous ai traité mais allez donc savoir que l’intempestif personnage était le célèbre Santantonio ! Tout ça, avec des frémissements de voix et de regard, des empêtrements de doigts, et les cicatrices qui rougissent.
Ouf : enfin seuls.
— Il est pittoresque, dis-je à Jasmine quand elle revient de la porte palière. Pour une femme seule, c’est parfait d’avoir un doberman de ce gabarit.
Elle hoche la tête.
— Il est très dévoué.
Puis, revenant au gras du problème :
— Comment se fait-il qu’un policier décide d’aller rendre visite à quelqu’un au milieu de la nuit ?
— J’admets que la méthode n’est pas très orthodoxe, conviens-je. Mais l’affaire rebondit et j’ai pour habitude de conduire une enquête tambour battant. Vous pouvez lire mes polars, ça ne piétine jamais au-delà de deux ou trois jours. Je travaille en trombe. On gagne en efficacité.
— Quelle affaire rebondit ? demande Jasmine en croisant les jambes, mais cette fois sans rabattre sa robe jusqu’à terre, ce dont je lui sais gré.
— L’affaire de Bruyère.
Elle sursaille :
— Quoi ! Voulez-vous dire que Gaspard serait innocent ?
A mon tour de tressauter :
— Gaspard ! Voulez-vous dire que vous connaissez d’Alacont ?
13
C’est pas vrai, il n’a pas dit « Et quel ! » C’est moi qu’ajoute pour encaustiquer mon standinge. Si tu ne cires pas toi-même tes pompes, elles ne brillent pas.