Il méduse de nous voir radiner les deux.
— Mince, vous l’avez retrouvé ?
— Facile, vous voyez bien que ce n’était pas la peine de se faire une entorse à lui cavaler au fion !
— Il est en état d’arrestation ? demande le steak’s maker qui a lu Détective tout au long de son adolescence.
— Quelle idée ? m’étonné-je. Y a pas plus blancheur que lui.
— En ce cas pourquoi s’est-il sauvé ?
— Parce que c’est un émotif. Il appartient à cette catégorie de spectateurs qui sortent du cinoche au moment où le vampire passe sa main verte par l’entrebâillement de la porte.
— Vous n’avez pas besoin de moi ?
— Du tout.
Il baisse le ton pour m’apostropher en catiminette :
— Vous croyez que je peux le garder ?
— Comment si vous pouvez ! Vous devez, cher monsieur Moulfol. On ne congédie pas sans motif un employé modèle.
Rassuré, il opine.
— O.K., surtout que c’est un brave garçon. Si vous voulez du café, dites à Riri de vous conduire à la cuisine. Je vous dirais bien ma femme, mais Mado roupille jusqu’à huit heures.
Mado ! Mon guignol se met à chamader comme un branque. Mado la mollasse, Mado la fondante, Mado l’inerte, la passive, l’invertébrée. Mado qui continue de bouleverser ma pauvre vie de mammifère désorienté. Chérie, va ! Elle est là, toute proche, toute flasque dans son plumzingue, les nichons en cataplasmes, la gueule entrouverte, sûrement, avec son merveilleux air con qui doit subsister sur son visage au plus fort des sommeils.
J’en serre cinq au cornard.
Il grimpe dans sa fourgonnette et ses feux rouges se diluent bientôt dans cette nuit qui tourne en brume.
Riri est immobile auprès de moi, frileux, inquiet. Il comprime ses pets du matin, en homme de belle éducation. Sa chère maman peut être fière de lui. Elle en aura fait un gentleman.
— Vous voulez boire du café ? il demande, soucieux de souscrire aux directives de son patron.
— Pas tout de suite.
Je regarde les bâtiments endormis, un peu de jour flottaille sur les tuiles : un projet de jour. Ça ressemble à cette fameuse toile de Magritte intitulée l’Empire des Lumières, où l’on voit une maison éclairée comme en pleine nuit et au-dessus c’est le grand soleil.
— D’habitude, c’est l’instant où tu vas rejoindre Mado, n’est-ce pas ?
Il aime pas lulure causer de ça, ce vieux voyou. Un timide, quoi. Comme on dit en Suisse : il se gêne. Tournelle détourne la tête.
— C’est où, sa chambre ?
Il me la désigne. Y a un balcon, j’aurais dû me gaffer. Roméo et Juliette. Un petit escadrin extérieur, dit de meunier, y conduit et fait tout le charme de la bâtisse.
— Tu passes par là ?
— Oui.
— Tu toques aux volets et elle t’ouvre ?
— Oui.
— Veinard. T’es un tombeur, toi, dans ton genre, non ?
— Oh, non… Seulement…
— Seulement t’aimes la baise et ces dames le sentent. Elles ont un flair terrible pour détecter les tromboneurs émérites. Propose-leur cent mecs beaux à chialer, si c’est un cent unième qui lonche le mieux, c’est lui qu’elles choisiront, quand bien même il serait vioque, chauve et stropiat. Le zob a des effluves que la raison ignore mais que le cul reconnaît.
Ça lui passe un chouïa au-dessus de la touffe, mais il rigole complaisamment.
— Bon, allons chez toi, mon vieux lapin. Je veux que tu me montres le fric que t’ont remis les deux mecs de l’autre jour.
Il me guide jusqu’à sa crèche, une grande chambre au-dessus d’une ancienne écurie, propre, blanchie à la chaux de pisse, avec un lavabo contre un mur, surmonté d’un miroir ancien, flanqué d’un porte-serviettes. Comme décoration, une réclame pour la Suze que ça représente un mec aux bras noueux occupé à déterrer de la gentiane dans les alpages[16].
L’ameublement se compose d’un lit, d’un placard mural, d’une commode, d’une table et de deux chaises dépaillées.
— Asseyez-vous, il urbanise, le Riton.
Au lieu de prendre une chaise percée, comme l’eût fait le premier Louis XIV venu, je choisis de m’étaler sur son pucier. Les ressorts fatigués musiquent sous mon poids comme une viole de gambe.
Si je ne m’écoute pas, je vais m’endormir.
— Alors, ce fric ?
Riri soupire un peu, pas trop. Il s’arc-boute devant sa commode et la hale sur un mètre. Ensuite il s’agenouille sur la partie de carrelage ancien mis à jour et, de la pointe de son couteau, descelle un carreau branlant. Sous celui-ci, une excavation. Et dans ladite un paquet exécuté avec du papier-journal. Deux forts élastiques mis en croix maintiennent le paquet clos.
Il pompe l’air en force, Tournelle, et avec le nez exclusivement. Ça lui arrache les fibres de l’âme de voir son magot tripoté par un étranger.
Sacrilège, sacrilège ! Mais le moyen de s’opposer à mes pattes fouisseuses de taupe en délire ?
Je déballe l’artiche, bien proprement, qu’un élastique pourtant me pète dans la main, ce qui lui arrache une plainte comme Menuhin quand il a une corde du milieu qui claque alors qu’il est en train d’interpréter La Petite Tonkinoise dans l’église de Saanen.
Je dégaufre le papier.
Les talbins sont laguches. Cinq tuiles, les pauvres s’imaginent, mais ça ne fait pas très épais ; en biftons de cinq cents pions ça donne… Attends, je vais mesurer.
Oui, ça fait à peine un centimètre et demi. Alors tu vois qu’il n’y a pas de quoi buter sa vieille tante !
Je ne les compte pas. Les feuillette seulement.
Ensuite, je les laisse un moment étalés sur mes genoux, et me mets à rêvouiller.
Mado, si proche. Si tentante.
Tiens, j’ai un renseignement à lui demander.
— Dis-moi, Riri…
— Oui ?
Il redoute. Oh ! la la ! qu’il redoute. Tant que je ne lui aurai pas restitué son grisbi, il aura les flubes, le valet de trèfle (et de cœur à l’occasion). D’accord, je lui ai promis qu’il pourrait le conserver, seulement les promesses de flic, hein ? Tu m’as compris tu m’as. C’est presque autant pire que celles des politiciens.
— Ces hommes, ils avaient le fric en vrac, ou bien était-il tout prêt ?
— Il était tout prêt.
— Donc, ils t’ont remis ce paquet tel que tu me l’as remis à moi-même ?
— Oui.
— Parole ?
Il est spontané :
— Oui, oui, parole !
— Bravo. Tiens, replanque ton artiche, mon fils, qu’il ne prenne pas froid. Tu vas en faire quoi, si c’est pas indiscret ? Oh, oui, tu me l’as déjà dit : ta vieille mère. Tu fais bien de la changer de crèmerie, parce que franchement, la taule où elle est ne vaut pas le Ritz. Eh bien, maintenant tout est O.K., je te laisse. Travaille bien, et marie-toi un de ces jours, ta daronne serait ravie de devenir grand-mère avant d’aller rejoindre M. le comte.
Henri Tournelle me bigle, clignant des yeux comme un hibou quand la salle se rallume.
— Alors, vous… C’est tout ? me demande-t-il.
— Eh oui. Que veux-tu de plus ?
— Oh, rien, rien !
Ça lui part du cœur. Surtout retrouver sa quiétude. Mettre le pinard en boutanche, jardiner, balayer la cour, brosser la Mado. Il demande rien de mieux, ce tendre ami. Et caresser parfois son mignon magot, façon Harpaguche. Sa vieille, elle y clabotera à l’asile, moi je te le dis. Il l’aime, bien sûr, mais pas au point de balancer ses cinq belles tuiles dans la nature pour lui améliorer l’ordinaire. On a besoin de si peu à l’âge de Marie. De si peu…
16
Je raffole cette réclame et je la place dans tous les décors possibles, si les mecs de Suze en ont une ancienne de rabe, ils peuvent me l’envoyer, je la ferai encadrer, pour mon burlingue ; sinon j’en mettrais une à Dubonnet.