Toutes les nuits, je hurlais de peur.
Toutes les nuits, je craignais que mon père ne vienne me chercher.
Alors Wassila me rejoignait dans la chambre pour me prendre la main. Elle me disait qu’un jour, je deviendrais un homme et que tout s’arrangerait.
Elle s’est bien gardée de me dire qu’il y a des croix qu’on porte sur son dos toute la vie. Qu’on devienne un homme ou pas.
Je suis resté un mois chez eux puis mes parents sont venus. L’école posait des questions, ils risquaient de perdre les allocations familiales… Il fallait que mon père retrouve son fils. Son jouet. Son souffre-douleur.
Pour faire bonne figure, il a juré que ma fugue l’avait fait réfléchir et qu’il avait changé. Mais dès que nous avons quitté la ferme, il a stoppé la voiture au milieu de nulle part et m’a frappé pendant de longues minutes. Il m’a cogné si fort qu’il m’a cassé plusieurs côtes.
Ma mère n’a rien fait pour l’en empêcher. Elle avait choisi son camp depuis longtemps.
Si elle s’interposait, elle recevrait une raclée. Alors, elle le laissait faire.
Mon père s’appelait Darqawi. Je l’aimais. Malgré les coups, les insultes. Malgré tout. Simplement parce qu’il était mon père. Parce que entre deux crises de démence, il savait être bon et juste. Et même tendre.
Mon père s’appelait Darqawi. Je l’aimais.
Et je l’ai tué.
Mais ça, seule Mejda le sait.
Depuis, je vis avec son fantôme et les plaies qu’il m’a laissées, aussi profondes que l’infini.
Izri fume une cigarette dehors tandis que je suis dans la cuisine, avec Wassila. Enfin, ce n’est pas vraiment une cuisine. Ici, dans cette ferme, il y a une grande pièce agrémentée d’une immense cheminée. Une table rectangulaire recouverte d’une toile cirée jaune et verte, quatre chaises paillées, une cuisinière à bois, un petit frigo et un placard qui sert à stocker les provisions. En haut d’un escalier étroit et tordu, il y a deux chambres. Izri a prévenu Wassila que nous allions dormir tous les deux dans le même lit et elle n’a rien dit.
En face de cette maison, un grand poulailler où une dizaine de vieilles poules grattent le sol à longueur de journée.
Wassila veut préparer une blanquette d’agneau pour le dîner et je lui propose de m’en occuper. Elle me regarde avec étonnement, craignant sans doute que je ne gâche le repas.
— Ne vous inquiétez pas, madame, lui dis-je en souriant. J’ai appris à cuisiner depuis longtemps déjà. Allez donc passer un moment avec Iz. Je suis sûre qu’il vous a manqué…
— Merci ma fille.
— De rien, madame. Merci à vous de nous accueillir chez vous.
— Appelle-moi Wassila.
— D’accord, Wassila.
Elle s’éclipse, je me mets au travail. La fenêtre est ouverte et je la vois rejoindre Izri devant la maison.
— Comment ça va, mon fils ?
— Très bien, jedda[2]. Et toi ?
Il se lève pour lui céder sa chaise. Une vieille chaise toute déglinguée qui passe visiblement ses hivers dehors. Ça me fait chaud au cœur de les voir ainsi, l’un près de l’autre.
— Moi, ça va, dit-elle. Tama a voulu préparer le dîner.
— Laisse-la faire. Elle est douée, tu vas voir !
Il pose les mains sur les épaules de sa grand-mère.
— Elle est mignonne, cette petite ! dit-elle à voix basse.
Elle ignore sans doute que j’ai l’ouïe très fine.
— Mignonne et très gentille. Je suis contente pour toi. Tu t’occupes bien d’elle, au moins ?
— Oui, jedda. Ne t’en fais pas !
— Nous irons voir Hachim ?
— Demain, si tu veux, répond Izri.
Dès que la nuit tombe, Izri met du bois dans la cheminée et allume un feu. Nous restons longtemps devant, à nous réchauffer. La vision des flammes me fascine.
Ensuite, nous passons à table et je prie pour que mon dîner soit au goût de Wassila. Elle commence par sentir le contenu de son assiette avant de goûter. Après la première bouchée, elle livre son verdict.
— Tu es une bonne cuisinière, Tama !
— Merci, Wassila.
Puis elle tourne la tête vers Izri et lui sourit.
— Tu l’as bien choisie, mon fils !… Vous vous êtes connus comment ?
Izri et moi échangeons un regard furtif. Je préfère que ce soit lui qui réponde à cette épineuse question. J’imagine qu’il va inventer une belle histoire, un beau mensonge.
— C’est Mejda qui est allée la chercher au pays…
La mine de Wassila s’assombrit, ses yeux s’emplissent d’une profonde détresse.
— Elle l’a confiée à Sefana et son mari et puis elle l’a récupérée quand elle avait treize ans. Mais comme elle la traitait mal, je l’ai prise avec moi.
— Ma fille, c’est un démon, murmure-t-elle. Un démon qui a épousé le Diable en personne…
Je frissonne de la tête aux pieds, Wassila prend ma main.
— J’espère que tu lui pardonneras, me dit-elle. Elle a le mal en elle et je n’ai jamais vraiment su pourquoi… Je l’ai élevée avec beaucoup d’amour parce que c’était ma seule fille… Mon seul enfant, d’ailleurs. J’avais eu un fils avant elle, mais il est mort alors qu’il venait d’avoir dix ans.
— Je suis désolée, je l’ignorais. Comment est-il mort ?
— Tama ! s’écrie Izri avec un regard sévère.
— Pardon, murmuré-je.
— Ce n’est pas grave, Tama, rectifie Wassila. Il a été tué par un fou, un malade. On n’a pas arrêté le coupable…
Un long silence s’impose entre nous. Je regrette d’avoir posé la question, mais tout ce qui concerne Izri est tellement important pour moi…
— Les gendarmes ont cherché, un peu, mais n’ont pas trouvé son assassin, reprend Wassila. Mejda avait sept ans au moment de sa disparition. C’est à partir de là qu’elle a commencé à devenir une mauvaise fille. Et quand elle a rencontré Darqawi, ça n’a fait qu’empirer… Mais Hachim et moi avons notre part de responsabilité dans cette histoire…
Je vois qu’Izri devient de plus en plus nerveux. Ses mains commencent à trembler, c’est très mauvais signe.
— Darqawi était le fils d’un des cousins d’Hachim resté au pays, poursuit Wassila. Et ce sont nos deux familles qui les ont présentés l’un à l’autre et ont arrangé ce mariage. Attention, Mejda était d’accord ! Nous ne les avons pas forcés, mais…
Brusquement, Iz se lève, prend son paquet de cigarettes et quitte la pièce.
— Ne t’en fais pas, chuchote Wassila. Chaque fois qu’on parle de son père, il n’arrive pas à le supporter. Il lui a fait tant de mal…
— Et où est-il, maintenant ?
— Il a disparu quand Izri avait quinze ans. On ne l’a jamais revu et j’espère qu’on ne le reverra jamais !
Izri revient et, sans un mot, se rassoit à la table.
— Il fait froid, dehors ? demande sa grand-mère.
— Un peu…
Plus tard, nous parlons de choses et d’autres et l’ambiance redevient plus légère. Wassila a un regard pétillant, malicieux, une énergie incroyable pour son âge. J’aime sa voix, apaisante, ses gestes tendres. Elle raconte des souvenirs avec son mari et je vois briller les yeux d’Izri. Je ne l’ai jamais vu pleurer, sauf pendant son sommeil, et je sais qu’il ne pleurera pas ce soir. Pas devant nous.
J’apprends qui était Hachim, un homme fort, courageux et travailleur.