Выбрать главу

À la vérité, je n’en avais pas la preuve absolue. Il pouvait être sorti à l’aube par une habitude paysanne. Mais je ne résistai pas au plaisir de déconcerter ma pauvre mère qui à ce moment-là me fit pitié. Je lui dis qu’il fallait se réjouir et non être triste de ce qu’elle apprenait de moi.

— Pendant que tu menais ici une perquisition et recherchais les traces de mes crimes, je voyais Simon précisément avec qui j’avais rendez-vous et j’obtenais de lui qu’il consente à voir M. le Doyen. Pas ici, rassure-toi.

Louis Larpe avec sa veste blanche de l’été ouvrit la porte et annonça : « Madame est servie. »

Je ne me souviens pas d’avoir vu ma mère désemparée comme je l’ai vue durant ce dîner, ébranlée dans ses certitudes, dans cette certitude essentielle d’avoir raison sur tout et d’abord que les êtres étaient bien tels qu’elle les voyait et qu’ils ne pouvaient être différents. Si je ne l’avais pas trompée, si le petit Duberc allait à la messe tous les matins, elle l’avait mal jugé. Ce que je lui avais raconté sur la drôlesse, il lui était aisé de le rejeter en bloc et de s’en tenir au cliché du garçon naïf qu’une mauvaise femme a ensorcelé : mais cette femme lui resterait à jamais inconnue. Simon, lui, reparaissait. Il n’avait jamais d’ailleurs quitté tout à fait la scène, il était demeuré entre M. le Doyen et maman un sujet de dispute.

Tout ce que je note ici sur elle, où l’ai-je pris sinon en moi et dans une certaine idée que je me fais de maman ? Qu’aurais-je tenté, pour Donzac, depuis que je rédige ce journal, que de lui proposer une vue imaginaire de Maltaverne, aussi irréelle que la Belle, que la Bête, que Riquet à la Houppe ? Ce qui fut réellement ? Ma mère dont l’appétit est très régulier, toujours très attentive à ce qu’on lui sert et dont la cuisinière redoute les jugements sans appel, ne toucha à rien ce soir-là, se retira dans sa chambre, le repas à peine achevé, me laissant libre de sortir. Mais je ne sortis pas et comme je ne voulais rien perdre de la nuit rafraîchie par la pluie d’orage, j’ouvris toutes les fenêtres, ce qui à cause des moustiques me condamnait à demeurer dans le noir et à ne pas lire.

La lecture est tellement toute ma vie (je me demande parfois si elle ne m’aura pas dispensé de vivre) que peut-être je n’aurais pas su, à vingt-deux ans, ce qu’il y a derrière ce cliché « la vie intérieure », si je n’avais été condamné bien souvent par les moustiques de ma ville natale à l’immobilité devant ce pan de ciel fourmillant au-dessus des toits qu’encadrait la fenêtre. Peut-être n’aurais-je jamais su ce que je sais et qui est si incroyable que je n’en parle à personne parce qu’on me traiterait de présomptueux, ou d’idiot, ou de fou ; c’est que la parole : « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » est vraie à la lettre, qu’il n’y a qu’à descendre au-dedans de nous pour y pénétrer.

Si l’expérience que j’en fis ce soir-là marque une date dans ma vie, c’est que je l’ai atteint, ce royaume, comme jamais je ne l’avais atteint, bien que je ne pusse douter d’être en état de péché grave. Or j’avais été élevé dans cette croyance que le péché mortel vous coupait de Dieu absolument : ce qui incite le coupable à s’abandonner, à se dire : « perdu pour perdu… » et à ne plus lutter. Ce soir, entendant un appel que je connaissais bien, et accablé par le sentiment de ma culpabilité, j’eus recours au subterfuge de Donzac qui consiste à se dire : « Si j’étais un de ces innombrables chrétiens fervents mais privés de la confession parce qu’ils sont calvinistes ou luthériens, je demanderais directement pardon à Celui qui est au-dedans de moi. La contrition parfaite n’est pas inaccessible comme on nous le fait croire, et réservée aux saints ; elle est à notre portée dans la mesure où l’est le royaume de Dieu : c’est le sésame qui en ouvre nécessairement la porte. »

Je commençai donc par penser à tout ce qui s’était passé entre Marie et moi et je constatai que je ne parvenais pas à en éprouver de regret, que je ressentais ce péché non comme une offense mais comme une grâce, que ce qui eût pu m’arriver de pire c’est qu’aucune femme ne fût intervenue dans mon histoire… Mais non, c’eût été alors cette absence qui aurait été une grâce. À partir de là, ce ne fut plus moi qui parlais à moi-même. Je demeurai dans un grand calme. Je me chantonnai par instants sur la musique de Mendelssohn qu’on nous avait apprise au collège ou sur celle de Gounod que M. le Doyen préférait, le cantique de Racine :

D’un cœur qui t’aime Mon Dieu qui peut troubler la paix ? Il cherche en tout ta volonté suprême Et ne se cherche jamais. Sur la terre, dans le ciel même Est-il d’autre bonheur que la tranquille paix D’un cœur qui t’aime ?[1]

Le matin, maman ne se leva pas. Ses volets demeurèrent clos. Une migraine, chez elle, ne ressemblait à aucune de celles qui atteignent les autres femmes. Elle demeurait dans la nuit, avec des compresses d’eau sédative sur le front. Elle me fit dire de l’excuser auprès de M. le Doyen. Peut-être exagérait-elle son mal pour rendre possible ce tête-à-tête, son dernier espoir. Le Doyen eut bien du mal à dissimuler le bonheur que c’était pour lui de déjeuner avec moi seul. Cette figure flasque qu’il pétrissait toujours comme de la mie de pain, soucieuse et sombre d’habitude, était éclairée d’une joie innocente, enfantine. Il avait pourtant beaucoup vieilli et n’avait plus besoin du coiffeur pour sa tonsure ; surtout il ne se rengorgeait plus : c’était cela surtout qui le rendait différent du prêtre que mon enfance avait connu. Il n’avait plus cet aspect redressé, sûr de soi.

Dès ses premières approches pour obéir aux directives de « Madame » et pour me faire parler, je me dérobai. Je l’assurai que ma mère se montait la tête, qu’une seule femme occupait terriblement ma vie et que c’était elle, et qu’il n’y avait pas d’autre problème pour moi que de m’en libérer, fût-ce au prix d’un mariage absurde selon le monde. Je me gardai de rassurer M. le Doyen, lui donnant seulement l’impression que rien n’était encore décidé dans mon esprit.

— Mais, lui dis-je, ce n’est pas moi qui suis intéressant pour vous (et comme il protestait), je veux dire qu’en ce moment ce n’est pas pour moi qu’il faut vous jeter à l’eau, mais pour Simon que je vois tous les jours. Oui, c’est le moment de le tirer sur la berge ; mais cette fois, ce sera lui seul qui ira du côté où il se sentira appelé et vous ne serez là que pour lui en rendre l’accès facile. Seulement méfiez-vous, rappelez-vous qu’il suffit de lui parler de « direction » pour qu’il se mette en boule.

Il m’écoutait avec une attention humble et qui me touchait. Chez le pauvre Doyen, un instinct paternel, passionné, inutilisé, s’était déversé sur ce garçon paysan non certes sans cœur mais durci et aigri, dont il ne se lassait pas de parler : « Je ne l’ai jamais perdu de vue, tu sais, j’ai toujours veillé de loin sur lui sans qu’il s’en doute. Il a eu durant son premier hiver à Paris, une congestion pulmonaire. Je m’étais mis en rapport avec sa logeuse à qui j’avais graissé la patte et qui m’envoyait un bulletin de santé, en cachette, bien sûr ! Simon se serait cru à l’article de la mort s’il m’avait vu rôder autour de son lit. »

Puisque ma mère était couchée, rien n’empêchait que le Doyen retrouvât Simon rue de Cheverus plutôt qu’à la librairie. Il y consentit « mais il fallait que Madame fût d’accord ». Quand je lui présentai notre requête à travers la porte entrebâillée, maman m’interrompit de sa voix des mauvais jours : « Tout ce que vous voudrez, pourvu que je ne le rencontre pas. »

вернуться

1

Racine, Athalie, III, 8.