Ces paroles étaient dites avec un sourire ironique:
– Dites-moi? continua-t-il en se tournant vers moi, quel démon le pousse maintenant vers la Perse? En vérité, c’est drôle; je sais que c’est un homme léger sur lequel il est impossible de compter; mais vraiment ce serait regrettable de le voir mal finir, et il est impossible qu’il en soit autrement! Je lui disais toujours que c’était mal d’oublier de vieux amis.
Il se retourna afin de cacher son agitation et alla vers la porte auprès de sa voiture, dont il me parut à peine voir les roues, tellement ses yeux s’étaient en ce moment remplis de larmes.
– Maxime, lui dis-je en m’approchant de lui; quels sont donc les papiers que vous a laissés Petchorin?
– Ah! Dieu le sait! quelques récits.
– Mais qu’en ferez-vous?
– Ce que j’en ferai, mais j’en ferai des cartouches!
– Donnez-les moi, cela vaut mieux?
Il me regarda avec étonnement, et en murmurant entre ses dents se mit à fouiller dans sa valise. Il en tira un cahier et le jeta à terre avec mépris, puis d’autres, trois, dix eurent le même sort. Dans son chagrin, il avait quelque chose d’un enfant; cela me paraissait triste et plaisant à la fois.
– Les voilà tous, dit-il, je vous félicite de leur trouvaille.
– Et j’en puis faire tout ce que je voudrai?
– Même les faire imprimer dans les journaux; ce n’est pas mon affaire! Suis-je son ami, son parent? En vérité, nous avons vécu longtemps sous le même toit; mais il y en a tant avec lesquels j’ai vécu!
Je pris les papiers et me dépêchai de les emporter de peur que le capitaine ne se repentît de me les avoir donnés. On vint nous prévenir que l’occasion repartait dans une heure; j’ordonnai d’atteler. Le capitaine entra dans la chambre lorsque je mettais déjà mon chapeau et il me sembla ne pas se préparer au départ. Il paraissait tout contraint et avait le regard froid.
– Mais vous, Maxime, est-ce que vous ne partez pas?
– Non!
– Et pourquoi?
– Je n’ai pas encore vu le commandant et je dois régler quelques affaires de service avec lui.
– Mais vous êtes allé chez lui?
– Oui, j’y suis allé effectivement dit-il, en hésitant; mais il n’y était pas et je ne l’ai pas attendu.
Je le compris… Le pauvre vieillard, pour la première fois de sa vie, avait retardé une affaire de service pour ses intérêts personnels comme on dit en termes de métier, et voilà comment il en était récompensé?
– Je regrette, lui dis-je, je regrette beaucoup qu’il faille nous séparer avant la fin du voyage.
– Ah bah! nous sommes, nous, de vieux incivilisés qui ne pouvons aller de pair avec vous. Vous êtes des jeunes gens du monde, fiers, et cependant sous les balles vous marchez à nos côtés; mais ensuite lorsque nous vous rencontrons, vous rougissez de tendre la main à vos compagnons d’armes.
– Je ne mérite pas ces reproches, Maxime!
– Vous savez bien que ce n’est qu’une manière de parler; mais du reste je vous souhaite toute espèce de bonheur et un bon voyage!
Nous nous séparâmes assez sèchement. Le bon Maxime était redevenu le capitaine entêté et querelleur; et pourquoi? parce que Petchorin, par distraction ou pour tout autre motif, ne lui avait pris que la main lorsqu’il aurait voulu qu’on lui sautât au cou.
Il est triste de voir un jeune homme perdre les meilleurs de ses rêves et les meilleures de ses espérances alors que devant lui s’épanouissent les roses à travers lesquelles il aperçoit les choses et les sentiments de l’humanité. Et cependant il a au moins une espérance, c’est de pouvoir troquer les vieilles erreurs contre les nouvelles qui ne sont ni moins fugitives ni moins douces. Mais à l’âge de Maxime, comment les remplacer? C’est involontairement que le cœur s’endurcit et que l’âme se ferme.
Je partis seul.
Préface de l’auteur
J’ai appris depuis peu que Petchorin, à son retour de Perse, était mort. Cette nouvelle m’a fait presque plaisir, en ce qu’elle m’a donné le droit d’imprimer ces récits et j’en ai profité pour placer son nom sur un type dont l’histoire lui est complètement étrangère. Dieu fasse que les lecteurs ne m’en veuillent pas pour cette innocente fraude!
Je dois maintenant expliquer un peu quels motifs m’ont déterminé à livrer au public, les secrets intimes de cet homme que je n’ai jamais connu. Si j’avais été au moins son ami, chacun comprendrait la maligne indiscrétion d’un ami véritable. Mais je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie et sur un grand chemin; je ne puis donc nourrir contre lui cette haine inexplicable qui, cachée sous le masque de l’amitié, attend la mort ou le malheur de celui qu’on semblait affectionner, pour décharger sur sa tête une grêle de reproches, de conseils, de railleries, de regrets.
En relisant ces écrits, je me suis convaincu de la sincérité avec laquelle cet homme avait mis à découvert ses propres faiblesses et ses défauts. L’histoire d’une âme, si petite qu’elle soit, n’est-elle pas plus curieuse et plus profitable que l’histoire de tout un peuple? Et surtout lorsqu’elle est le produit des observations d’un esprit méchant sur lui-même et qu’elle est écrite sans le désir présomptueux de se voir imiter et d’exciter l’admiration.
Une confession franche en Russie est si rare, et on ne se lit point à ses amis!
Aussi le seul désir d’être utile m’a décidé à faire imprimer ces fragments d’un journal que m’a procuré le hasard. Cependant j’ai changé tous les noms; mais ceux dont on parle se reconnaîtront sûrement et trouveront là la justification de certains faits, pour lesquels, jusqu’à ce jour, ils avaient accusé un homme, qui n’a déjà plus rien de commun avec ce monde. Nous pardonnons presque toujours ce que nous comprenons.
Je n’ai placé dans ce livre que ce qui se rapporte au séjour de Petchorin au Caucase. Il est resté dans mes mains un énorme cahier où il raconte sa vie. Quelque jour je la soumettrai au jugement du public, mais en ce moment je n’ose prendre cette responsabilité pour de nombreux et sérieux motifs.
Peut-être quelques lecteurs auront-ils l’envie de connaître mon opinion sur le caractère de Petchorin: Ma réponse est le titre du livre. Mais c’est une méchante ironie me dira-t-on!…
Je ne sais…
I TAMAN
Taman est bien la plus sale petite ville de toutes les villes maritimes de la Russie. C ’est tout juste si je n’y suis pas mort de faim, et pour compléter encore cela on a voulu m’y noyer. J’y arrivai en poste à une heure assez avancée de la nuit. Le postillon arrêta son troïka [10] fatigué, à la porte de la seule maison bâtie en pierre, vis-à-vis de l’entrée. La sentinelle cosaque de la mer Noire, entendant le son des grelots, cria d’une voix à demi-endormie et sauvage: qui vive! Le sergent et le brigadier accoururent; je leur expliquai que j’étais un officier allant en mission pour le service de l’État et requis le logement qui m’était dû. Le brigadier me conduisit jusqu’à la ville où nous ne trouvâmes pas une cabane qui ne fût occupée. Il faisait froid; je n’avais pas dormi durant trois nuits, j’étais épuisé et je commençai à me fâcher.