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– Conduis-moi quelque part, brigand, m’écriai-je. Au diable, si tu veux, pourvu qu’il y ait une place!

– Il reste encore un endroit, me répondit le brigadier en me saluant militairement; seulement il ne plaira pas à votre seigneurie; ce n’est pas très convenable.

Ne comprenant pas très bien le sens qu’il attachait à ce dernier mot, je lui ordonnai de marcher devant moi, et après une longue pérégrination au milieu de sales ruelles où de chaque côté je ne voyais que de vieilles masures cloisonnées en planche, nous arrivâmes à une petite maisonnette placée sur le bord même de la mer.

La pleine lune brillait sur le toit en roseaux et blanchissait les murailles de ma nouvelle demeure. Dans une cour entourée d’une enceinte en pierre, s’élevait une autre cabane un peu inclinée et plus petite et plus vieille que la première. Par un écroulement on descendait au bord de la mer qui mouillait les murs mêmes et au bas desquels les flots sombres rejaillissaient avec leur murmure continuel.

La lune regardait tranquillement l’élément toujours agité, mais soumis à sa puissance; et je distinguai à l’aide de sa lumière, bien loin du rivage, deux navires dont le sombre gréement, semblable à une toile d’araignée se dessinait immobile sur la ligne pâle de l’horizon. Ce sont des navires en rade, pensai-je; je partirai probablement demain pour Guélendjik.

J’avais à mon service un cosaque de ligne. Je lui ordonnai de décharger ma valise, de renvoyer le postillon et appelai le maître de la maison, pas de réponse. Je cognai, pas davantage.

– Qui est-là? dit enfin un petit garçon de quinze ans qui se trouvait dans le vestibule.

– Où est l’hôte?

– Il n’y en a pas.

– Comment, il n’y en a pas?

– Non.

– Et l’hôtesse?

– Elle est allée au village.

– Qui donc m’ouvrira la porte? m’écriai-je en la frappant à coups de pied.

La porte s’ouvrit d’elle-même; un air humide s’échappa de la maison. J’allumai une allumette en cire et la portai sous le nez de l’enfant; elle éclaira deux yeux blancs: il était aveugle, complètement aveugle de naissance, et se tenait immobile devant moi; ce qui me permit d’examiner les traits de son visage.

J’avoue que je suis fortement prévenu contre tous les aveugles, borgnes, sourds, muets, culs de jatte, manchots, bossus, etc… J’ai remarqué qu’il y a toujours une étrange corrélation entre l’extérieur de l’homme et son âme; comme si la perte d’un membre faisait perdre à l’âme quelqu’une de ses facultés.

Je me mis donc à observer le visage de l’aveugle; mais que peut-on lire sur un visage qui n’a pas d’yeux. Je le regardais depuis longtemps avec une involontaire pitié, lorsqu’un sourire à peine visible vint errer sur ses lèvres fines et je ne sais pourquoi, produisit sur moi une très désagréable impression. Dans ma tête naquit ce soupçon, que cet aveugle ne l’était pas autant qu’il le paraissait. En vain m’efforçai-je de me persuader qu’il était impossible de contrefaire les yeux blancs aussi parfaitement; mais que voulez-vous? Je suis souvent très enclin à la méfiance…

– Est-ce que tu es le fils de l’hôtesse? lui demandai-je enfin.

– Non.

– Qui es-tu donc?

– Un pauvre orphelin.

– Et l’hôtesse a-t-elle des enfants?

– Non; elle avait une fille, mais elle s’est enfuie de l’autre côté de la mer avec un tartare.

– Quel tartare?

– Ah qui le sait! c’est un tartare de Crimée, un pirate de Kertch.

J’entrai dans la masure; deux bancs et une table, une grande caisse à côté d’un poêle formaient tout son ameublement. Sur le mur, pas la moindre image de saint [11]; mauvais signe!

Par un carreau cassé s’engouffrait le vent de la mer; je tirai de ma valise une bougie et l’allumai; j’y pris ensuite mes hardes, les plaçai dans un coin avec mon sabre et mon fusil et déposai mes pistolets sur la table; puis j’étendis mon manteau sur un banc et mon cosaque le sien sur l’autre. Dix minutes après il ronflait, tandis que je ne pouvais m’endormir. Devant moi, dans les ténèbres, tout se changeait en enfant aux yeux blancs.

Environ une heure s’écoula ainsi. La lune brillait par la fenêtre et ses rayons se jouaient sur le plancher, en terre de la masure. Soudain, sur la ligne éclairée, qui le partageait une ombre passa. Je me soulevai un peu et regardai par la croisée; quelqu’un, pour la seconde fois, glissa près de moi, et se cacha Dieu sait où. Je ne pouvais supposer que cet être avait fui sur le bord du rivage à pic en cet endroit, et cependant il n’avait pu aller ailleurs. Je me levai, me couvris d’un vêtement, et après avoir suspendu mon poignard à ma ceinture, je sortis à pas de loup de la cabane. Je m’étais caché derrière une cloison lorsque l’enfant passa près de moi avec une allure sûre et prudente; sous son bras il portait un paquet, et tournant vers le port, il se mit à descendre un sentier étroit et escarpé. Voilà bien! pensai-je; dans le jour les muets parlent et les aveugles recouvrent la vue; et je le suivis à une certaine distance, de manière à ne pas le perdre des yeux.

Cependant la lune commençait à se couvrir de nuages et un brouillard s’élevait sur la mer. C’est à peine si, à travers ces vapeurs, on pouvait voir briller un fanal placé sur la poupe d’un navire voisin. Au fond de l’eau l’écume faisait scintiller le galet et à tout moment inondait le rivage. Je parvins avec beaucoup de difficultés à descendre jusque sur la berge, et que vis-je alors? L’aveugle s’arrêta un instant, puis tourna à droite et alla si près de l’eau, qu’en ce moment il me sembla que la vague l’avait atteint et l’emportait. Ce n’était évidemment pas la première promenade de ce genre qu’il faisait, à en juger par la sécurité avec laquelle il sautait de pierre en pierre et évitait les trous. Il s’arrêta enfin, et comme s’il prêtait l’oreille à un bruit quelconque, il s’assit à terre et posa son paquet à côté de lui. Je surveillais tous ses mouvements, caché derrière un des rochers du rivage qui faisait saillie. Après quelques instants une blanche forme se dessina du côté opposé, monta vers l’aveugle et s’accroupit auprès de lui. Le vent m’apportait de temps en temps leur entretien:

– Eh bien l’aveugle! dit une voix de femme, l’orage est violent; Ianko ne viendra pas.

– Ianko ne craint point l’orage; répondit celui-ci.

– Le brouillard s’épaissit! reprit la voix de femme avec une expression douloureuse.

– Avec le brouillard on peut bien mieux glisser au milieu des bâtiments de vigie, fut sa réponse.

– Et s’il se noie?

– Eh bien quoi! dimanche tu iras à l’église sans ton nouveau ruban.

Un silence suivit. Une chose cependant m’avait surpris: l’aveugle m’avait parlé dans le dialecte de la petite Russie et maintenant il s’exprimait en Russe très pur.

– Vois-tu que j’ai raison, dit de nouveau l’aveugle en applaudissant de ses mains. Ianko ne craint ni la mer, ni les vents, ni le brouillard, ni les douaniers. Écoute! c’est lui; voilà l’eau qui clapote, je ne me trompe pas, – c’est sa longue rame.

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[11] Ce qui est rare en Russie, car chaque chaumière a son image protectrice.