– Que me veux-tu? lui criai-je en serrant fortement sa petite main.
Ses doigts craquèrent, elle ne poussa pas un cri; cette nature de serpent endura cette torture.
– Tu vois, dit-elle, tu iras faire des rapports sur nous!»
Et, avec une force surnaturelle, elle me jeta sur le bord. Enlacés par la ceinture, nous tombâmes et penchions sur l’eau; ses cheveux touchaient la mer, le moment était décisif. M’appuyant alors sur mon genou, je la saisis d’une main par les cheveux, de l’autre à la gorge; elle lâcha mes vêtements et d’un seul coup je la lançai au milieu des flots.
Il faisait sombre; sa tête parut deux fois au milieu de l’écume des vagues, et puis, je ne vis plus rien…
Dans le fond de la barque, je trouvai la moitié d’une vieille rame. Et après de longs efforts je pus regagner le bord. En suivant le rivage jusqu’à la masure j’observai malgré moi les lieux où la veille, l’aveugle était venu attendre le navigateur nocturne. La lune glissait déjà dans les cieux et il me sembla que j’apercevais quelque chose de blanc assis sur le rivage; je m’approchai doucement, stimulé par la curiosité, et me couchai entre les herbes; avançant ensuite la tête, je pus bien voir des rochers tout ce qui se faisait en bas, et sans m’en étonner beaucoup, je me réjouis de reconnaître ma petite ondine. Elle exprimait l’onde amère de ses longs cheveux; sa chemise humide dessinait sa taille souple et sa gorge protubérante. Bientôt une barque se montra au loin; elle aborda rapidement, et comme la veille un homme en sortit en costume tartare; il avait les cheveux coupés à la cosaque et au cuir de sa ceinture pendait un grand couteau.
– Ianko! lui dit-elle, tout est perdu! Puis leur conversation se prolongea, mais si bas, que je ne pouvais rien entendre…
– Mais où est l’aveugle? dit enfin Ianko, en élevant la voix.
– Je l’ai envoyé à la maison, répondit-elle.
Au bout d’un moment l’aveugle parut portant sur son dos un sac qu’ils placèrent dans la barque.
– Écoute-moi, l’aveugle, dit Ianko, garde bien la maison… tu sais? là sont de riches marchandises… Dis à… (je n’entendis pas le nom) que je ne puis plus le servir; les affaires vont mal, il ne me verra plus, il y a du danger maintenant; j’irai chercher du travail ailleurs, et il ne retrouvera pas un hardi marin comme moi. Oui, dis-lui que s’il avait mieux payé mes peines, Ianko ne l’aurait pas abandonné; mais mon chemin est partout où souffle le vent et gronde la mer… Après un peu de silence, Ianko continua: Elle viendra avec moi, elle ne peut rester ici. Mais dis à la vieille que son heure est venue et qu’elle doit faire place aux autres… elle ne nous reverra jamais.
– Et moi, que deviendrai-je? dit l’aveugle d’une voix plaintive.
– Que veux-tu que je fasse de toi? fut sa réponse.
Cependant mon ondine sauta dans la barque et fit un signe à son compagnon; celui-ci plaça quelque chose dans la main de l’aveugle et ajouta:
– Allons, achète-toi des pains d’épices.
– Tu ne me donnes que cela? dit l’aveugle.
– Tiens! voilà encore; et quelque monnaie résonna en tombant sur la pierre.
L’aveugle ne la prit pas.
Ianko sauta dans la barque; le vent soufflait de la rive, ils étendirent une petite voile et voguèrent rapidement. Longtemps la lune éclaira au milieu des ondes obscures leur blanche voile. L’aveugle était toujours assis sur le rivage et j’entendais comme des sanglots; il pleurait effectivement, et longtemps, longtemps… j’en eus l’âme navrée. Aussi pourquoi avait-il plu à la destinée de me jeter au milieu de ce cercle paisible d’honnêtes contrebandiers!… Comme une pierre qui tombe dans une source à l’onde polie, j’étais venu troubler leur tranquillité et comme la pierre j’avais failli aller au fond.
Je retournai à la maison. Dans le vestibule, la bougie presque consumée pétillait dans une écuelle de bois, et malgré mes ordres, mon cosaque dormait d’un profond sommeil tenant son fusil entre ses mains. Je le laissai dormir, et prenant la bougie, j’entrai dans la cabane; hélas! ma cassette, mon sabre à la monture d’argent et mon poignard turc, – présents précieux, tout avait disparu. Je devinai alors quels effets traînait ce maudit aveugle. J’éveillai mon cosaque assez rudement. Je le gourmandai, me fâchai, mais il n’y avait rien à faire! N’aurais-je pas été ridicule en effet, d’aller me plaindre à l’autorité, d’avoir été volé par un enfant aveugle et d’avoir failli être noyé par une jeune fille de dix-huit ans? Heureusement, je vis la possibilité de partir le matin même et je quittai Taman. Ce que devinrent la vieille et le pauvre aveugle, je l’ignore; mais pour un officier en mission, quelle bizarre aventure, gaie et triste en même temps!
II LA PRINCESSE MARIE
11 Mai 18…
Je suis arrivé hier à Piatigorsk et j’ai loué un logement à l’extrémité de la ville, qui est un lieu très élevé, situé au pied du Machouk [13]. Par les temps d’orage, les nuages descendent jusque sur mon toit. Aujourd’hui, à cinq heures du matin, quand j’ai ouvert ma fenêtre, ma chambre s’est remplie du parfum des fleurs, qui garnissent, tout autour, de modestes haies: Les branches des cerisiers en fleur semblent regarder par ma croisée et le vent quelquefois, jonche de leurs blancs pétales ma table à écrire. J’ai une vue admirable de trois côtés: Au couchant, les cinq coupoles du Bechtou, teintes d’un bleu sombre et semblables aux derniers nuages d’un orage dissipé; au nord le Machouk, qui s’élève pareil au chapeau fourré d’un Persan et me cache toute cette partie de l’horizon; à l’orient le panorama est plus gai: En bas, devant moi, fourmille la petite ville, neuve, éclatante de propreté; j’entends le murmure de ses fontaines salutaires et celui de sa foule polyglotte. Plus loin les montagnes s’amoncèlent en amphithéâtre, de plus en plus bleues et sombres, puis à l’extrémité de l’horizon s’étend la ligne argentée des sommets qui commencent au Kazbek et finissent aux deux pointes de l’Elborous. Qu’il est gai de vivre dans un tel lieu! Aussi de molles sensations remplissent tout mon être. L’air est pur et doux comme un baiser de jeune fille, le soleil chaud, le ciel bleu. Que faut-il de plus, ce me semble? Pourquoi existe-t-il des passions, des désirs, des regrets? Mais il est temps, et je vais à la fontaine Élisabeth, où, dit-on, se rassemble toute la bonne société des eaux…
En descendant au milieu de la ville j’ai parcouru un boulevard sut lequel j’ai rencontré quelques groupes tristes, qui gravissaient lentement la montagne. Ce sont en grande partie des familles de riches propriétaires de steppes. Parmi elles, on remarque des hommes portant des vêtements de mode un peu vieille déjà et des femmes élégamment parées, ainsi que leurs filles. Évidemment, toute la jeunesse des eaux leur est connue; aussi m’ont-elles regardé avec une attentive curiosité. La coupe de mon pardessus, fait à Saint-Pétersbourg, les a probablement trompées; car bientôt, apercevant mes épaulettes d’officier de ligne, elles se sont détournées avec indifférence.
Les femmes des autorités du lieu, comme disent les maîtres d’hôtel aux eaux, ont été plus bienveillantes. Elles portent des lorgnons, et ont plus d’égards pour l’uniforme; elles sont habituées, au Caucase, à rencontrer, sous des boutons numérotés, des cœurs ardents et sous des casquettes blanches des esprits civilisés. Ces dames, très aimables et longtemps aimables, prennent chaque année de nouveaux adorateurs et trouvent peut-être en cela le secret de leur aménité infatigable. En montant le sentier qui va à la fontaine Élisabeth, j’ai rencontré une foule d’employés dans les services civils et militaires; ils forment comme je l’ai appris plus tard, la classe des hommes qui viennent demander la santé aux eaux. Ceux-là ne boivent cependant pas de l’eau, ils se promènent et se traînent en marchant; ils jouent et se plaignent de l’ennui. Les gandins font descendre leur verre vide dans les puits d’eau minérale et prennent des poses académiques. Les civils portent des cravates bleu-clair; les militaires font passer leur col de chemise par-dessus leur collet; tous professent un profond mépris pour les dames de province et soupirent pour les aristocratiques habitantes de la capitale, où on ne les laisse point aller.